Fellag, allumeur de rêves

L’humoriste algérien joue à Paris dans l’Opéra d’Casbah, mis en scène par Jérôme Savary. Beaucoup de péripéties et un résultat décevant pour le « premier psychiatre d’Algérie ».

Publié le 6 mai 2003 Lecture : 5 minutes.

Il a tombé sa chemise noire à pois blancs et ses mythiques bretelles rouges. Il s’est glissé dans une large gandoura, a enroulé un chèche autour de son cou et a pris pour accessoire quatre jolies danseuses orientales. Tel est le Fellag version « loukoum » qui apparaît sur la scène de l’Opéra comique. Mais que fait-il donc dans ce folklorique accoutrement dont il n’avait guère besoin sur les planches des théâtres de l’Est parisien, où l’on se délectait de l’entendre épingler les Algériens et les Français, où l’on riait les uns des autres et les autres des uns, réunis dans la même salle. Prouesse qui a un jour conduit le dramaturge Claude-Henri Buffard à oser ce rare compliment : « Fellag est une nécessité historique. »
Si notre humoriste a revêtu d’exotiques habits, c’est pour interpréter l’un des personnages de l’Opéra d’Casbah, version algérienne de l’Opéra de Quat’sous de Brecht, accompagnée non pas des notes de Kurt Weill, mais de morceaux de chaabi. Le hic de l’histoire, c’est que les ayants droit de Brecht, guère friands de métissages, ont opposé leur veto à une telle adaptation, deux mois avant la création du spectacle. À cette nouvelle, « c’est une centrale nucléaire qui a explosé dans ma tête. Je suis tombé à la renverse, de la fumée est sortie de mes oreilles, c’était Tchernobyl. On ne s’y attendait pas. Pendant des mois je m’étais isolé dans une maison du Jura pour travailler sur ce projet. J’avais emporté dans mes valises cent cinquante CD et deux cents bouquins qui traitent de l’époque. J’ai mis une semaine à m’en remettre », explique aujourd’hui Fellag. Le comédien tenait d’autant plus à ce projet qu’il aurait contribué à le consoler de l’un de ses plus grands regrets : ne pas être musicien. Comme si le théâtre et la littérature ne suffisaient pas à celui qui se qualifie lui-même de « stakhanoviste de l’écriture ». Il y consacre toutes ses journées, ne s’interrompt que pour se mijoter un bon petit plat, à midi, et faire un jogging, en fin d’après-midi. Rêverait-il d’explorer d’autres domaines ? Bien sûr : « Réaliser des films, écrire des scénarios. »
Pourtant, il y a deux mois, l’heure n’était plus aux grands projets d’avenir. Fellag devait parer au plus pressé. La date fatidique du début des représentations approchait et il fallait trouver un ersatz. Il a raclé ses fonds de tiroir, y a déniché quelques grains de semoule, qui, saupoudrés d’une bonne dose d’adrénaline, ont donné : Comment réussir un bon petit couscous. Soit le sketch dont se délectera le public pendant la seconde partie de l’Opéra d’Casbah. La première est, elle, réservée à Biyouna, dont la mission est claire : chauffer la salle. Déjà « star en Algérie et bientôt en France », cette comédienne constitue, avec les autres artistes, les accessoires orientalisant et le titre prometteur, un vestige de la première version de l’Opéra d’Casbah. Que vaut la version finale ? Elle déçoit certains critiques, qui vont jusqu’à parler d’« opéra à un sou ». Le public, lui, la musique aidant, semble vivre un moment de fête. Quant à Fellag, il se dit « très content » du résultat. On devine néanmoins que ce spectacle ne sera pas le meilleur souvenir de sa carrière. Impossible de s’y tromper. « Ma plus belle émotion sur scène remonte à 1991. C’était au théâtre de Carthage en Tunisie. Sept mille spectateurs étaient venus voir Un bateau pour l’Australie en version arabe. C’était la première fois que je le jouais en dehors d’Alger et je ne m’attendais pas à autant de monde. J’ai eu la plus grosse frousse de ma vie, j’étais terrorisé, je tremblais. Je me souviens d’un moment de grâce rarement atteint. J’étais sur un tapis volant », se remémore-t-il.
Depuis qu’il s’est installé en France en 1995, l’année où une bombe déposée dans les toilettes pour femmes éclate pendant son spectacle, le comique n’est plus guère remonté sur les planches, en Algérie et au Maghreb. Une telle absence n’aurait pas d’importance si Fellag n’était pas, comme le rappelle Mustapha Laribi, directeur de théâtre, « le premier psychiatre du pays ». En faisant rire ses compatriotes de leurs propres travers, il leur offre « une thérapie de groupe à chaque représentation ». Ses sketches sont une chronique de la vie quotidienne de ces « hitistes », qui, par grappes tiennent les murs. Ils racontent les frustrations de ces « Omar Gatlato » (héro éponyme du film de Merzak Allouache réalisé en 1976), leurs (rares) rapports avec les femmes. On se souvient de cette blague symptomatique : c’est l’histoire d’un mec qui tombe amoureux d’une jeune fille. Pendant des mois, il la suit de loin, sans jamais lui parler et sans qu’elle le remarque. Un jour, il la voit claquer la bise à un type. Il se précipite alors vers elle et lui hurle : « Maintenant, c’est fini entre nous. »
Les Algériens, dont les déboires constituent la matière première des spectacles de Fellag, ne reverront pas leur « psychiatre » de sitôt. Pour lui, il est hors de question « d’aller en Algérie et de jouer normalement comme si c’était un pays paisible. Donner un spectacle sous ce régime c’est oublier qu’Abdelkader Alloula, que Tahar Djaout, que Maatoub Lounès ont été assassinés, que des centaines de journalistes, de femmes et d’hommes ont été massacrés, sans parler des femmes violées, des milliers d’orphelins, de la Kabylie qui est en feu et qui a été clochardisée à la suite de décisions incroyables. Aller jouer normalement comme si c’était un pays normal, c’est cautionner le discours du pouvoir qui prétend que la situation s’est normalisée en Algérie. Ce serait une insulte à la mémoire de tous ces gens qui sont morts pour leurs idées. » Sa gorge se serre, sa voix n’est plus exactement la même quand il évoque sa terre natale. On se remémore l’une des perles dont il a le secret : « Partout dans le monde, quand un pays touche le fond, il finit par remonter… Nous, les Algériens, on creuse. » s

Opéra d’Casbah, Opéra comique, Paris, jusqu’au 29 juin.

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