Comment Damas peut contre-attaquer

Respect de la loi, réformes politiques et économiques, prises de responsabilité au plus haut niveau, telles sont les meilleures lignes de défense de la Syrie face aux menaces américaines.

Publié le 5 mai 2003 Lecture : 7 minutes.

L’invasion de l’Irak par les États-Unis a fait souffler un vent de panique sur le Moyen-Orient. Quelle sera la prochaine victime ? Quelles sont les intentions finales de l’Amérique ? Personne n’a pour l’instant la réponse, parce que les États-Unis eux-mêmes n’en savent rien. Dans l’euphorie de la victoire militaire, les faucons du Pentagone veulent « remodeler » l’ensemble de la région conformément aux intérêts américains et israéliens, objectifs qui, disent-ils, exigent d’autres « changements de régime ». À l’opposé, les colombes du département d’État expliquent que, au lieu de s’engager dans de nouvelles aventures militaires, les États-Unis devraient accorder la priorité au règlement du conflit israélo-palestinien, ne serait-ce que pour contenir la dangereuse vague d’antiaméricanisme qui balaye la région. Devant cet affrontement, la plupart des observateurs prévoient que les faucons l’emporteront parce que George W. Bush veut se faire réélire en 2004. Il n’y a pas de voix à attendre d’une pression exercée sur Israël, comme son père en a fait l’expérience en 1992. Ce qui paraît clair est que les États-Unis ont l’intention de maintenir une forte présence au Moyen-Orient et que tous les régimes arabes devront s’adapter à cette réalité.
De tous les voisins de l’Irak, aucun ne paraît plus vulnérable que la Syrie à ce nouvel environnement imposé par Washington. Ayant profité, ces deux dernières années, de considérables échanges commerciaux avec l’Irak, elle doit maintenant gérer ce qu’elle espère n’être qu’une fermeture provisoire du marché irakien. Étant en première ligne du conflit arabo-palestinien, elle risque d’être prise entre le marteau américain et l’enclume israélienne. Les durs de Washington et de Tel-Aviv se sont promis de punir la Syrie du soutien qu’elle a apporté au Hezbollah au Liban et aux activistes palestiniens. L’élimination du Baas irakien a encouragé ceux qui souhaiteraient que le Baas syrien connaisse le même sort et que disparaisse de la scène politique le dernier parti affichant une idéologie arabe nationaliste.
La menace semble avoir été comprise à la fois par les dirigeants et par la population. Le 18 avril, Akhbar al-Sharq, un magazine Internet de Londres, indiquait que 1 124 Syriens, dont beaucoup d’opposants en exil, avaient signé un manifeste déclarant qu’ils retourneraient se battre en Syrie si les troupes américaines envahissaient le pays. D’autres manifestes rendus publics le 17 avril, le jour anniversaire de l’indépendance syrienne, ont été envoyés aux autorités. Environ 140 Syriens de gauche, de droite, Frères musulmans et citoyens ordinaires, ont eux aussi signé un manifeste publié par le Centre de Damas pour les droits civiques et théoriques. Il affirme qu’un front intérieur puissant fondé sur la liberté pour tous était la seule défense efficace contre une agression américaine et israélienne. Comme l’a prouvé la guerre en Irak, écrivent les signataires, le règne du parti unique et des services de sécurité ne peut protéger l’indépendance et la dignité d’un pays. Une population qui se sent persécutée et opprimée ne peut défendre son pays. Une résistance efficace exigerait l’annulation de l’état d’urgence, la libération de tous les prisonniers politiques et la restitution intégrale des droits de l’homme à tous ceux qui en ont été illégalement privés. Viendra ensuite la formation d’un gouvernement d’unité nationale sur la base de la liberté et de la réconciliation nationale.
Le 21 avril, Akhbar al-Sharq indiquait que Tayyib Tizini, professeur de philosophie à l’université de Damas, avait lancé un appel au dialogue démocratique national. « Ouvrez, s’il vous plaît, le cercle de l’intérieur, avant qu’une puissance étrangère ne l’ouvre de l’extérieur ! » écrivait-il. Une pétition circule actuellement en Syrie et sur Internet pour demander une conférence nationale qui prépare des réformes politiques et économiques.
Cette nouvelle campagne en faveur des libertés politiques rappelle le débat qui eut lieu en 2001 au cours des six mois du « printemps de Damas », brève période de liberté relative, brutalement interrompue par l’arrestation des dix principaux défenseurs des droits de l’homme, en août et en septembre de cette année-là, et par la fermeture des forums de la société civile qu’ils avaient créés. Deux membres indépendants du Parlement, Ma’moun el-Homsi et Riyad Seif, furent condamnés à cinq ans de prison sous ce qui fut considéré par beaucoup comme de fausses accusations. Pour l’avocat égyptien Ahmed Fawzi, qui a rédigé un rapport détaillé sur cette affaire pour la Commission arabe des droits de l’homme, leur arrestation, leur détention et leur procès constituaient une violation flagrante de leur immunité parlementaire, de la Constitution syrienne et des engagements que la Syrie avait pris dans le cadre du droit international.
Cas plus récent d’arbitraire, l’arrestation, le 23 décembre 2002, d’Ibrahim Hamidi, correspondant respecté d’Al-Hayat à Damas, probablement à la suite d’une obscure querelle entre des services de sécurité rivaux. Il est resté, depuis, incarcéré sans chef d’accusation. Les appels lancés au président Bachar el-Assad pour qu’il intervienne, dans l’intérêt même de l’image de la Syrie, sont restés sans effet.
Après l’arrivée au pouvoir de ce dernier en juillet 2001, le raisonnement officiel en Syrie était que la priorité devait être donnée à la réforme économique, sur le modèle chinois, ce qui permettait de garder étroitement sous contrôle le système politique. Mais compte tenu des graves menaces et des fortes pressions auxquelles la Syrie est soumise, l’idée est maintenant que la réforme politique doit être la priorité immédiate et doit venir avant la réforme économique.
Malgré l’obstruction des intérêts en place, l’arène politique doit être ouverte pour permettre à diverses tendances politiques d’émerger. Les partis politiques doivent pouvoir opérer librement, le débat doit être encouragé au sein du Baas lui-même, et le Front progressiste national (regroupement de six petites organisations autour du parti Baas) doit être supprimé. Il faut mobiliser l’énergie de tous les Syriens en ces temps difficiles.
Certains individus, qui se sont enrichis et installés au pouvoir au cours des années quatre-vingt-dix, tiennent l’économie syrienne et bloquent tout programme de réformes. Ils monopolisent les secteurs clés. De fait, le véritable « crime » de Riyad Seif, qui lui vaut son emprisonnement, est probablement la lettre qu’il a écrite au Parlement sur l’attribution au privé du contrat sur le téléphone cellulaire, qui a, selon lui, « causé un grave préjudice à l’économie nationale ».
L’État syrien ne fonctionne efficacement ni sur le plan administratif ni sur le plan politique. Les dirigeants des sociétés du vaste secteur public sont mal payés (entre 200 et 300 dollars par mois), et comme ils travaillent sous le strict contrôle des politiques, ils n’ont guère l’autorité ni l’envie d’améliorer la situation. En raison des blocages à tous les niveaux, les chefs d’entreprise utilisent les pots-de-vin pour contourner les règlements. De plus en plus, l’économie réelle se développe en dehors des structures légales. Les fonctionnaires honnêtes, considérés comme des obstacles aux petits arrangements, ont du mal à survivre, car l’économie est un champ de bataille pour les groupes d’intérêts rivaux.
Les économistes syriens indépendants s’accordent pour dire que la réelle urgence est d’encourager le secteur privé, à la fois syrien et étranger. Lorsqu’il sera clair que les responsables économiques locaux sont en position de travailler et de gagner de l’argent légalement, sans l’obstruction de barons bien placés, l’investissement extérieur peut très bien suivre. En même temps, les fonctionnaires et les managers du secteur public doivent être protégés et rémunérés pour défendre l’intérêt général. Il faut encourager le débat public et la réflexion sur l’action du gouvernement, ainsi que sur le comportement des groupes d’intérêts spéciaux, car c’est la seule façon d’être assuré que les réformes ne profiteront pas seulement à quelques individus. Sans un débat public largement ouvert, il ne peut y avoir de responsabilité.
La Syrie dispose de suffisamment de réserves de devises étrangères pour être en mesure de procéder à des réformes économiques sans risque de crise financière. Grâce à l’austérité budgétaire rigoureuse des années quatre-vingt-dix et au cours élevé du pétrole, elle a accumulé, estime-t-on, 15 milliards de dollars. En outre, le gouvernement syrien est dans la situation unique de n’avoir pratiquement aucune dette intérieure. La difficulté est qu’il a pratiquement renoncé, ces dernières années, à jouer un rôle important dans l’économie, sans pour autant la libérer. Des dépenses courantes mal gérées ont entraîné une détérioration de la plupart des services publics. Il n’y a eu pratiquement aucun investissement public important ces cinq dernières années, à part la construction de centrales électriques (après des pannes de courant à répétition dans la capitale) et d’une filature de coton, et des accords longtemps différés avec la compagnie américaine Conoco et les Français de TotalFinaElf pour la récupération et la distribution de gaz associé.
On a raté, au cours de la période d’austérité rigoureuse des années quatre-vingt-dix, l’occasion d’entreprendre des réformes économiques de structures, et de nouveau ces dernières années, alors que la Syrie connaissait une prospérité artificielle due au commerce avec l’Irak et au pétrole irakien subventionné.
La Syrie doit aujourd’hui se réformer sous la pression extérieure. Le respect de la loi, des réformes politiques et économiques, des prises de responsabilité au plus haut niveau, telles sont assurément les meilleures lignes de défense de la Syrie en ce « moment décisif ». Le président Bachar el-Assad a accédé au pouvoir en promettant la réforme. Il mérite aujourd’hui tout le soutien possible au moment où il pilote la Syrie au milieu des dangers.

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