Assassins de carnaval

Notre collaborateur Kossi Efoui signe une pièce poétique et dense, montée au Lavoir moderne parisien. En équilibre sur le langage.

Publié le 6 mai 2003 Lecture : 3 minutes.

Carnaval : c’est le jour des renversements. Les pauvres deviennent riches, les hiérarchies s’effacent, les interdits n’existent plus et le roi brûle. S’il est une date que tout le monde respecte, c’est bien celle-là : l’illusion de liberté dure vingt-quatre heures sous les masques et les costumes flamboyants, la soupape de sécurité laisse fuser la vapeur des frustrations et des contraintes. Puis chacun enfile de nouveau son rôle quotidien et les choses rentrent dans l’ordre.
L’Entre-deux-rêves de Pitagaba conté sur le trottoir de la radio, pièce signée du dramaturge togolais Kossi Efoui, se déroule un an jour pour jour après un tragique carnaval, « jour de saison-pluie », dans le Quartier-Port d’une ville que l’on présume africaine, quelque part au bord de l’Atlantique (un peu d’imagination devrait permettre de la fort bien situer).
Ce jour-là, Pitagaba « roi du ring et roi du carnaval » a sombré dans le coma. D’autres sont morts. Depuis, on parle des « événements », maquillant d’un mot vague la réalité du massacre, « pour ne pas dire la fuite de toute chair, pour ne pas dire les corps séchant dans des trous ouverts, tombeaux bâclés desquels on déménageait les os une fois la photo prise ». Les masques des fêtards se sont retrouvés face aux cagoules des militaires ; les soldats, « faux déguisés », ont tiré sur la foule. Quelqu’un a élevé la voix : « Ici, Monsieur, nous n’aimons pas ceux qui ne meurent qu’une fois. Ici, c’est carnaval Monsieur. On meurt, on se relève. On meurt, on se relève. Si vous ne savez pas faire ça, vous êtes déguisés pour rien. Vous êtes de misérables mortels. » Il n’est pas pire dictature que celle qui ne respecte pas le renversement et l’extrême liberté du jour de carnaval.
Un an après les événements, Bouffon Parasol (Jean-Quentin Chatelain) et Bouffon Parapluie (Frédéric Leidgens), masques de peau putréfiée sur le visage, saluent longuement les spectateurs tandis que la radio égrène les nouvelles aseptisées d’un monde qui n’est pas le monde : cours de la Bourse, émissions culturelles, musique, grésillements et parasites. Les mouvements des deux clowns déchus s’empêtrent dans la douleur du souvenir, mais leurs paroles restituent l’exacte vibration du réel. « Nous sommes deux langues vivantes, deux couteaux tirés », dit Bouffon Parasol. « Et que ça fasse cling-clang », lui répond Bouffon Parapluie. Les mots : seules armes qu’il reste à ceux auxquels on dénie le droit de carnaval.
Kossi Efoui a affûté ses phrases et ses mots pour trancher dans le mensonge du discours officiel. Les pieds dans le gazon, la tête aussi. Chahutant la réalité pour la traduire. Comme Parapluie qui improvise de la « poésie sonore » : « Il parle/Il parle en langues/Comme les apôtres il parle javanais/Il parle moba et yorouba/Il parle kikongo/Il parle ninja/Il parle djellaba/Il parle en langue des anges et des mouettes/Il sort la vérité par la langue des enfants/Il parle caustique dans la langue des anges/Il parle intraduisible/Il parle frais/Il parle ric-rac… »
Enfin, entre les deux bouffons survient le personnage de la Mère (Françoise Lepoix). Sa chanson se mue vite en cris de douleur. Sa souffrance à nu, hurlée du fond des tripes, concrétise sur scène l’horreur des événements.
L’Entre-deux-rêves de Pitagaba… est « une histoire qui tire au sort comme toutes les histoires. Si elle te tombe dessus… Si tu cours, elle court. Plus vite elle te tombe dessus. Si tu lui fais la tête, elle te ligote sur place, et si tu l’ignores, elle s’en contrefiche. Elle t’a déjà crevé les yeux. Les rôles sont tirés à la courte paille. ça n’a rien à voir avec les rêves. » Magicien du langage, Kossi Efoui a écrit une pièce violente de poésie. La mise en scène de Françoise Lepoix, rais de lumière entre les piliers de bois du Lavoir moderne parisien, esquisses de pas de danse, s’adapte avec grâce à la farandole des mots, parfois brute et sèche, parfois caressante. Sur la gauche de la scène, Capitaine Radio rythme de sa musique le long sanglot qui accompagne les funérailles du carnaval.

L’Entre-deux-rêves de Pitagaba conté sur le trottoir de la radio, Le Lavoir moderne parisien, 35, rue Léon, 75018 Paris, jusqu’au 10 mai. Renseignements : 01 42 52 09 14.

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