Armes chimiques : jusqu’où faut-il avoir peur ?

Gaz asphyxiants, vésicants, neurotoxiques… Autant de produits terrifiants et unanimement condamnés. Mais dont il convient de ramener la dangerosité à sa juste proportion.

Publié le 5 mai 2003 Lecture : 5 minutes.

Le 22 avril 1915, vers 5 heures du matin, cinq mille cylindres métalliques emplis de chlorine furent ouverts par les troupes allemandes dans le saillant d’Ypres, en Belgique. Poussé par le vent, un nuage jaune verdâtre s’éleva à partir des premières tranchées allemandes et vint envelopper les lignes alliées. Quinze mille hommes hurlèrent de souffrance : cinq mille moururent. Sur six kilomètres, tranchées, mitrailleuses, canons furent abandonnés. Le chlore avait fait son oeuvre.
Si le haut commandement allemand avait suivi les conseils de Fritz Haber, le chimiste inventeur de la chlorine, et préparé des troupes pour profiter de la brèche, l’issue de la guerre en aurait peut-être été changée. Mais les Allemands ont sans doute eu peur d’envoyer des hommes sur un terrain contaminé ; ils n’avaient pas compris que l’agressivité d’un gaz comme la chlorine est peu durable.
Après son demi-succès sur le front occidental, le haut commandement allemand voulut réitérer l’attaque sur le front russe. Et il chargea, tout naturellement, Fritz Haber d’organiser le nouvel épandage. Sourd aux prières de sa femme Clara, qui voulait l’empêcher d’être à l’origine d’un nouveau massacre, Haber accepta cette mission. La nuit de son départ, Clara se suicida. Lui, après la guerre, obtint le prix Nobel de chimie !
Le 31 mai 1915, malgré l’ampleur de l’attaque allemande (12 000 cylindres, 250 tonnes de chlorine), l’offensive fut un semi-échec. Les Russes, prévenus par leurs alliés occidentaux, avaient déjà mis en service un tampon protecteur de fortune. Ils eurent de très nombreux morts à déplorer, mais ils n’abandonnèrent pas leurs lignes et réussirent à contenir leurs adversaires.
Quelques mois plus tard, les Allemands mirent au point un autre gaz asphyxiant : le phosgène, qui avait l’avantage de pouvoir être incorporé dans des obus. Mais, heureusement pour les alliés, les techniques de protection s’étaient encore améliorées. Les tampons avaient été remplacés par des masques entourant les yeux, le nez et la bouche. L’efficacité du phosgène fut très faible. Puis vint le gaz moutarde. Il fut employé en juillet 1917 par les Allemands, de nouveau à proximité de la ville d’Ypres, qui lui donna le nom sous lequel il est le plus connu : l’ypérite.
Ce produit est plus qu’un simple gaz asphyxiant, c’est un liquide huileux qui provoque de graves brûlures de la peau et des formations importantes de cloques, ou vésications (d’où le nom de « vésicants » donné à l’ensemble des produits de ce type). Le mal se transforme en broncho-pneumonie, la fièvre monte et, sans traitement approprié, si les blessures sont importantes, la mort survient entre deux et trente jours plus tard. Les vésicants demeurent des armes chimiques redoutables, car, pour s’en prémunir, il faut une protection complète de la peau. L’étape technique suivante fut franchie en 1937, quand un chimiste, encore une fois allemand, le docteur Schrader, découvrit le premier neurotoxique : le tabun.
Toutefois, si l’on excepte quelques actions des Japonais en Mandchourie, les armes chimiques ne furent pas utilisées au cours de la Seconde Guerre mondiale. Sans doute à la faveur de l’équilibre entre les stocks des puissances belligérantes. Les Allemands et les Soviétiques étant de loin les plus armés en ce domaine. Et puis Hitler, soldat de la première guerre, avait une aversion personnelle pour ce type d’armes.
Après la Seconde Guerre mondiale, certaines grandes – et moins grandes – puissances développèrent et achetèrent des armes chimiques de plus en plus modernes. En particulier dans le domaine des neurotoxiques : tabun, soman, sarin, VX.
Ces armes, quelque peu oubliées des opinions publiques puisqu’elles n’avaient pas été utilisées au cours de la Seconde Guerre mondiale, retrouvèrent leur statut d’armes de terreur après leur emploi important durant la guerre Iran-Irak et, surtout, à la suite du massacre des civils kurdes par l’Irak de Saddam Hussein.
L’efficacité de ces armes est fonction à la fois du produit utilisé et de sa facilité de « livraison » chez l’adversaire. Nous avons vu, par exemple, que le chlore ne peut être facilement incorporé dans des obus. Il n’est guère utilisable comme arme de guerre.
Ce n’est malheureusement pas le cas de l’ypérite, qui reste un des composés les plus utilisés par les pays qui veulent se doter d’un armement chimique important – ou conserver celui dont ils disposent – soit en prévoyant de l’utiliser « même en premier », soit, simplement, pour dissuader tout adversaire d’envisager son emploi.
Militairement, l’ypérite a « l’avantage » d’obliger l’adversaire à se protéger totalement, sans laisser la moindre surface de peau à l’air libre. S’il fait chaud, ce n’est pas très agréable ! Mais il faut toujours se rappeler qu’un militaire correctement protégé, par une combinaison et un masque adaptés, est totalement invulnérable à l’ypérite. Il en est à peu près de même pour les civils à l’abri dans leurs habitations. Sont donc vulnérables à l’ypérite les personnes non protégées et se trouvant à l’air libre.
En outre, même s’il n’y a pas de véritables antidotes à l’ypérite, il faut noter que les soins, s’ils sont prodigués à temps, sont assez efficaces. J’ai rencontré un jour un médecin spécialiste en toxicologie qui avait soigné quatre cents blessés par vésicants au cours de la guerre Iran-Irak. Cette femme m’a montré beaucoup de photos horribles de chairs boursouflées, mais elle m’a dit : « Voyez vous, tous ces malades, nous les avons soignés et guéris. On parle beaucoup de l’horreur des armes chimiques et, bien sûr, je ne conteste pas cette horreur, néanmoins, « au kilo », les armes dites classiques sont au moins aussi meurtrières. Un petit éclat d’obus dans le pancréas, cela ne laisse pas de trace horrible, mais je ne sais pas guérir le blessé. »
Restent les neurotoxiques. Ce sont aujourd’hui les armes chimiques qui font le plus peur. Il suffit, en effet, d’une dose extrêmement faible de produit sur la peau pour tuer très rapidement. Les neurotoxiques agissent en bloquant la transmission normale de l’influx nerveux par inhibition d’une enzyme : la cholinestérase. Les principaux symptômes sont l’obscurcissement de la vue, le rétrécissement des pupilles, l’apparition de nausées et de crampes, jusqu’à la mort par arrêt respiratoire.
L’action des neurotoxiques peut heureusement être combattue par des médicaments tels que l’atropine, même si la posologie est parfois délicate, suivant l’état de gravité de chaque blessé. En tout cas, face à des militaires bien protégés (masque, combinaison), les neurotoxiques ne sont absolument pas dangereux. Leur efficacité est surtout très grande contre des civils à découvert, comme les Kurdes massacrés sur ordre de Saddam Hussein.
Les armes chimiques sont des armes épouvantables qui engendrent des réactions de répulsion tout à fait compréhensibles. On peut simplement constater qu’il est plus facile de s’en protéger que de lutter contre des grands incendies, comme ceux de Tokyo ou de Dresde, déclenchés par des bombardements tout à fait classiques. Ces bombardements ont fait plus de morts que ceux d’Hiroshima et de Nagasaki. Aujourd’hui, les bombes nucléaires peuvent faire des millions de victimes. Pas les armes chimiques. Peut-on dès lors qualifier celles-ci d’armes de destruction massive ? Au lecteur d’en juger.

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