Requiem pour Marcoussis
Au début de l’année, la paix était à portée de main. Mais les événements sanglants des 25 et 26 mars semblent sonner le glas du processus de réconciliation nationale engagé il y a plus d’un an en France.
La crise ivoirienne fut l’un des tout premiers dossiers que le ministre français des Affaires étrangères Dominique de Villepin eut à prendre à bras le corps. Il aura aussi été le dernier. C’est au milieu des cartons de son déménagement du Quai d’Orsay à la place Beauvau que le nouveau ministre de l’Intérieur a rédigé son ultime communiqué de presse de chef de la diplomatie : il concernait la Côte d’Ivoire et les pires violences qu’ait connues Abidjan depuis la tentative de coup d’État de septembre 2002. Le scénario précis de ce qui s’est déroulé le jeudi 25 mars et les jours qui ont suivi demeure à écrire.
On en sait pourtant assez pour conclure que les responsabilités de ce drame sont à rechercher dans les deux camps – celui du président Laurent Gbagbo et celui de ses opposants -, mais qu’elles sont inégalement partagées. En maintenant leur mot d’ordre de « marche pacifique » jusqu’au bout, en dépit des médiations (dont celle du Ghanéen John Kufuor), de l’interdiction de toute manifestation décrétée depuis le 11 mars et de l’ordre de réquisition de l’armée, les chefs des partis de l’opposition ont fait preuve soit d’irresponsabilité, soit d’un sens consommé de la provocation.
Outre le fait que la notion même de « marche pacifique » relève le plus souvent, en Afrique, de la fiction pure – surtout lorsque son itinéraire est censé la conduire jusque devant les grilles de la présidence -, ceux qui l’ont organisée savaient très bien, pour le dénoncer quotidiennement depuis des mois, qu’ils avaient en face d’eux un adversaire extrêmement déterminé, à la limite de l’obsession. Il ne faisait donc aucun doute que le pouvoir ne reculerait devant rien pour étouffer dans l’oeuf ce qu’il n’a pas hésité à qualifier d’« insurrection ». Encore fallait-il avertir les militants qu’ils couraient au casse-pipe, au lieu de les bercer d’illusions sur un remake abidjanais de la chute d’Aristide et de Chevardnadzé. Encore fallait-il, dans ce cas et pour galvaniser les troupes, descendre soi-même dans la rue et payer de sa personne. Or, à l’évidence, aucun leader de parti n’a voulu risquer le martyre – d’où l’échec patent de la seconde journée de mobilisation, prévue pour le 29 mars.
Le camp Gbagbo n’a donc pas tout à fait tort lorsqu’il souligne que le véritable pôle de ralliement de l’opposition n’est pas l’application de l’accord de Marcoussis mais sa propre déstabilisation avant la présidentielle d’octobre 2005. Ni lorsqu’il met le doigt sur les motivations contradictoires qui animent les partisans de Bédié, de Ouattara, de Soro ou du défunt Gueï : peur de se voir définitivement coupés de l’accès aux prébendes de l’État, peur d’être livrés sans armes à une compétition électorale perçue d’avance comme inéquitable, etc. Reste que la férocité de la répression n’est en rien justifiée par les coups de boutoir d’une opposition en quête de cohérence. À cet égard, Laurent Gbagbo et ses proches, en utilisant à l’encontre des manifestants la « violence légitime » de l’État, portent au premier chef la responsabilité des morts du 25 mars.
Combien de victimes ? Dans ce marigot de la rumeur qu’est Abidjan, beaucoup de choses ont été dites et écrites à ce sujet, et nombre de précédents historiques incitent à la plus grande prudence. Interrogé par J.A.I. le 2 avril, un responsable informé de la politique africaine – et particulièrement ivoirienne – de la France livre son diagnostic : « Selon les premiers résultats de l’enquête effectuée sur place par le contingent Licorne, le chiffre des morts s’établirait aux alentours de 150, peut-être un peu plus. Trent-sept le 25 mars, dont 2 membres des forces de l’ordre. Le reste les jours suivants. Quant aux présumés charniers, il convient d’être clair : même si nous ne pouvons exclure a priori leur existence, à l’heure où je vous parle, nous n’en avons découvert aucun. »
Une vérité qui, si elle se confirme, ne conviendra à personne. Ni au socialiste « évangélique » Laurent Gbagbo, dont les trois années et demie au pouvoir se sont accompagnées d’un nombre de morts nettement supérieur à celui enregistré par bien des autocrates tropicaux en trente ans. Ni à ses opposants, dont certains se livrent avec cynisme au truquage des comptabilités macabres. Accusée tour à tour de soutenir les rebelles et le pouvoir, vilipendée un jour à Bouaké et le lendemain à Abidjan, la France, avec ses quatre mille homme et ses quinze mille ressortissants otages, risque-t-elle d’être rejetée par toutes les parties ?
Ce serait une sorte de première, que l’on accepte par avance à Paris comme une fatalité. « Nous n’avons pas choisi un camp, nous avons choisi une solution », répète un proche de l’ex-patron du Quai d’Orsay Dominique de Villepin – lequel s’est entretenu au téléphone, au plus fort des violences, avec Laurent Gbagbo et les principaux leaders de l’opposition. La solution, c’est bien sûr l’accord de Marcoussis, dont les Français assurent ne pas avoir désespéré, même si les vrais problèmes, ceux pour lesquels la Côte d’Ivoire peut encore s’embraser – le code foncier rural, le code de la nationalité, les conditions d’éligibilité – demeurent toujours pendants telles des épées de Damoclès… À moins de vingt mois d’une présidentielle perçue comme un remède miracle à tous les maux de l’Eburnie, la Côte d’Ivoire est entrée en campagne électorale. Une campagne sanglante au coeur d’un pays devenu ingouvernable, dont les événements du 25 mars ont révélé toute la charge de haine et de défiance.
« Plus d’un an après la signature de Marcoussis, c’est vrai, la Côte d’Ivoire n’a pas progressé d’un pouce sur le chemin de la réconciliation », lâche, amer, l’un des médiateurs de ce fameux accord, « la plupart des acteurs ont fait semblant, leurs arrière-pensées n’ont pas varié, ils nous ont bernés. » Depuis Wangrin, l’interprète du roman d’Amadou Hampâté Bâ, nul n’ignore la capacité des Africains à contourner, subvertir et divertir ce qu’ils perçoivent comme des diktats coloniaux. Pour le meilleur – Houphouët était passé maître dans cette stratégie d’évitement. Mais aussi, parfois, pour le pire…
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