Rendez-vous manqué ou électrochoc salutaire ?

L’annulation du sommet de Tunis des 29 et 30 mars est à première vue inquiétante pour l’avenir d’une organisation déjà mal en point. Mais la décision tunisienne a le mérite d’ouvrir le débat sur la modernité dans la région.

Publié le 5 avril 2004 Lecture : 10 minutes.

L’annonce du report du sommet de la Ligue arabe de Tunis des 29 et 30 mars 2004 a été accueillie avec stupeur et consternation. Décidée dans la soirée du samedi 28 mars par le président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali, cette mesure constitue une première dans les annales pourtant tourmentées de l’organisation panarabe. Elle a été sévèrement commentée dans les capitales du Machrek. Présentée comme le résultat de désaccords de fond sur la nature et le rythme des réformes de modernisation du monde arabe, mais aussi sur la question palestinienne, le processus de paix et la « feuille de route », alors que l’onde de choc de l’assassinat du cheikh Yassine, guide spirituel du Hamas, n’était pas encore retombée, cette annulation repousse aux calendes grecques – devrait-on dire arabes ? – la réforme de l’organisation. L’Égyptien Amr Moussa, son secrétaire général, qui rêvait de transformer la Ligue en une sorte de supercommission dotée de pouvoirs étendus, calquée sur celle de l’Union européenne, a du mal à cacher sa déception.
Une session de rattrapage pourrait avoir lieu d’ici au début de mai, au Caire, comme l’ont suggéré des Égyptiens toujours prompts à se poser en « sauveurs » quand le bateau tangue, ou à Tunis, comme le souhaitent toujours les Tunisiens, qui n’en font cependant pas un casus belli. Très mal préparé, s’inscrivant dans un contexte international dramatique, le sommet de Tunis devait être celui du renouveau. Il a avorté. Pourtant, et c’est une autre première, les réunions ministérielles ont suscité un vrai débat sur la question, capitale, de la réforme du système politique arabe. Car il était malheureusement entendu, vu leur faiblesse, que les dirigeants des vingt-deux États de la Ligue n’avaient rien à offrir sur les deux autres sujets à l’ordre du jour, la Palestine et l’Irak. L’affaire est compliquée et embrouillée, mais elle est cruciale pour l’avenir et l’unité du monde arabe. Quelques clés pour comprendre.
Pourquoi la Tunisie était-elle réticente à accueillir le sommet ?
La Tunisie, qui a hérité cette année de la présidence tournante de la Ligue arabe, était réticente à l’idée d’organiser le sommet. Il a fallu attendre la fin de février pour que les invitations soient lancées officiellement. Explication d’un ambassadeur tunisien en Europe : « Les précédentes réunions des chefs d’État s’étaient très mal passées. Les Arabes avaient fait étalage en public de leurs querelles et de leur pusillanimité, couvrant de ridicule l’institution. Ben Ali ne voulait pas associer le nom de Tunis à un énième fiasco arabe. Il avait été très clair à ce sujet. Il n’avait accepté la tenue de la réunion qu’à la condition qu’elle soit utile, qu’elle amène des avancées concrètes sur la réforme de la Ligue et, surtout, sur l’agenda des réformes du monde arabe. »
Convoqué en mars 2002, en pleine offensive de l’armée israélienne contre l’autorité de Yasser Arafat, le sommet de Beyrouth devait être consacré à l’examen de l’initiative saoudienne de paix présentée par le prince héritier Abdallah. Boycottée par dix des vingt-deux chefs d’État, dont le raïs égyptien Moubarak et le roi Abdallah II de Jordanie, la réunion avait viré au grotesque. Encerclé dans son quartier général de la Mouqataa, à Ramallah, Yasser Arafat, le président palestinien, devait s’exprimer en direct par satellite, mais avait été privé de parole par la présidence libanaise. L’incident avait provoqué le départ de la délégation palestinienne.
Organisé au début de 2003, à quelques jours à peine de l’attaque de l’Irak par la coalition anglo-américaine, le sommet de Charm el-Cheikh, en Égypte, avait offert un spectacle encore plus pathétique. Alors que nombre d’entre eux étaient impliqués dans les préparatifs de la guerre, les chefs d’État arabes avaient signifié leur « opposition » à toute action contre l’Irak. Et, pour couronner le tout, le Libyen Mouammar Kadhafi et le prince héritier saoudien Abdallah s’étaient insultés à la tribune. L’altercation avait été filmée en direct par les télévisions arabes. Deux jours après la clôture des travaux, la Libye annonçait son « retrait définitif » de la Ligue arabe…
Quelles raisons ont poussé Ben Ali à annuler la rencontre in extremis ?
Les Tunisiens pensaient avoir obtenu des garanties sur les deux points essentiels : la présence sinon de tous les chefs d’État, du moins des plus influents leaders arabes, et l’assurance que Tunis marquerait « un saut qualitatif » dans l’histoire de la Ligue. « Le système arabe est malade, explique un haut responsable de l’organisation. La réforme de la Ligue est une nécessité. Tunis appuyait cette idée, mais militait aussi pour l’adoption d’un socle de valeurs communes de justice, de démocratie politique, économique et sociale, de dialogue avec la société civile, de modernité. Histoire de ne pas mettre la charrue avant les boeufs. Cela paraissait logique, mais l’Égypte, les monarchies du Golfe et les pays du « camp du refus » ont formé une alliance de circonstance pour s’opposer au contenu du plan tunisien. »
Pour expliquer le report du sommet de Tunis, abruptement annoncé par Habib Ben Yahia, le chef de la diplomatie tunisienne, Hatem Ben Salem, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, a mis en avant « les dissensions insurmontables à propos des amendements au pacte de concorde et de solidarité arabe ». Quelques heures après, un communiqué de l’agence TAP, trop bien léché pour avoir été rédigé à la hâte, a enfoncé le clou, en détaillant les « amendements de la discorde » : le renforcement du respect des droits de l’homme, le refus absolu de l’extrémisme, du fanatisme, le rejet du terrorisme au profit des valeurs de tolérance et de dialogue entre les civilisations.
Pourtant, d’après les confidences des autres ministres arabes, le conseil s’acheminait vers un laborieux compromis au moment où le report a été annoncé. « C’est vrai, admet un diplomate tunisien, mais cela n’aurait rien changé. On avait appris la défection des dirigeants du Bahreïn, du Koweït, de l’Arabie saoudite. Et on commençait à recevoir des signaux laissant présager une défection de Moubarak. Dans ces conditions, le président Ben Ali, qui ne voulait pas d’un sommet au rabais, a préféré tout annuler. À vingt-quatre heures du début de la rencontre, nous n’avions reçu en tout et pour tout que trois confirmations de venue : celle du Premier ministre irlandais, président en exercice de l’Union européenne, qui devait assister à l’ouverture, celle de Romano Prodi, le chef de la Commission européenne, et celle de Kofi Annan, le secrétaire général des Nations unies. Mais aucune nouvelle des principaux intéressés, les Arabes. C’est quand même un comble ! »
L’axe Le Caire-Riyad a-t-il torpillé le sommet ?
En laissant entendre qu’ils ne viendraient pas, les dirigeants saoudiens et égyptiens ont donné le signal de la débandade. Au coeur du problème : la réponse à apporter au projet américain de Grand Moyen-Orient dévoilé à la fin de février 2004. Ce plan avait été fraîchement accueilli par les Arabes. L’Égypte et la Jordanie, pourtant deux des plus sûrs alliés de Washington dans la région, avaient même pris la tête de l’opposition à ce concept. En donnant l’impression de reprendre à son compte les grandes lignes de ce projet regardé comme une nouvelle machine de guerre, idéologique cette fois-ci, contre le monde arabe, la Tunisie a prêté le flanc à la critique.
Ben Ali, à peine revenu d’une visite aux États-Unis, sa première depuis 1989, voulait-il complaire à ses amis américains en imposant la problématique de la réforme arabe en haut de l’ordre du jour du sommet de Tunis ? C’est l’idée défendue du côté du Caire comme de Riyad. Zine el-Abidine Ben Ali, agent de la démocratisation du monde arabe et valet de l’Amérique ? « Ce jugement peut prêter à sourire, note un observateur. Mais le président tunisien a compris que l’air du temps comme les impératifs d’efficacité imposent de profondes adaptations, que les Arabes, à l’image des Tunisiens, qui, quoi qu’on pense, peuvent se prévaloir d’une certaine réussite dans les domaines économiques et sociaux, doivent arriver à s’accommoder à la modernité. L’idée que les réformes doivent venir de l’intérieur plutôt qu’être imposées de l’extérieur, défendue par les Tunisiens, n’est pas idiote. Au contraire. »
L’Égypte, elle, prétendait s’opposer aux réformes parce qu’elles sont « imposées de l’extérieur » – comprendre : inspirées par Washington. Une opposition de pure forme, destinée à caresser dans le sens du poil une opinion arabe chauffée à blanc par l’arrogance américaine et la brutalité israélienne. En réalité, Moubarak continue de se rêver en leader du monde arabe, et aime à se présenter devant son allié et protecteur américain comme le seul dirigeant capable de faire accepter à ses pairs les réformes de modernisation. La réussite du sommet de Tunis aurait affaibli sa posture. Les Saoudiens, eux, étaient et restent viscéralement opposés aux idées de réforme qui signeraient l’arrêt de mort du wahhabisme, leur idéologie d’État, et, partant, de la monarchie des Saoud. Il y avait sans doute quelque naïveté de la part des Tunisiens à vouloir faire admettre aux Arabes du Golfe la notion d’égalité entre l’homme et la femme.
Mais le fond du problème est ailleurs. Comme les Égyptiens, les Saoudiens prétendent au leadership arabe. Leur relation avec Washington, donc in fine leur survie, en dépend. Ils voulaient faire du sommet l’occasion d’une relance de leur initiative de paix formulée à Beyrouth. L’assassinat du cheikh Yassine à Gaza a bouleversé la donne et rendu leurs espoirs caducs. Les Saoudiens, comme d’ailleurs les Tunisiens et les Palestiniens, ont été forcés de se rallier à la conclusion des pays du front arabe du refus – Syrie, Liban et Yémen -, à savoir qu’il n’y a pour le moment pas d’interlocuteur valable pour la paix en Israël. À partir de là, leur présence à Tunis, dans le cadre d’un sommet entièrement consacré à la réforme du monde arabe et à la surenchère verbale contre l’ennemi sioniste, perdait tout intérêt à leurs yeux. D’où leur défection…
L’avortement du sommet de Tunis sonne-t-il le glas de l’idée arabe ?
C’est la conclusion qui s’impose en première lecture. Mais les jeux ne sont pas faits. Certes, la Ligue arabe a du plomb dans l’aile. Certes, les Arabes sont plus que jamais désunis, et aux oppositions politiques traditionnelles est venu s’ajouter un nouveau et plus inquiétant clivage entre « anciens » et « modernes », qui épouse à peu près les contours des deux principales aires géographiques du monde arabe : le Machrek et le Maghreb. Les pays du Maghreb, plus ouverts, plus en phase avec la modernité, plus avancés, malgré tout, dans les réformes, ont fait bloc avec la Tunisie.
Mais, d’un autre côté, l’annonce du report a agi comme un électrochoc peut-être salutaire pour l’idée arabe. La Tunisie n’y a sans doute pas mis toutes les formes, mais, note notre haut responsable de la Ligue, « il y aura un avant- et un après-Tunis. La Tunisie a ouvert un débat sur la vision qu’il convenait d’avoir pour le monde arabe et placé les autres États au pied du mur. » Les propositions tunisiennes sont plutôt en phase avec les attentes de la rue, notamment au Machrek, où les archaïsmes des régimes sont les plus flagrants. Les dirigeants seront maintenant obligés de se positionner par rapport à elles. Ne rien faire aurait été pire, car, du fait de l’évolution des sociétés et des régimes, le monde arabe est déjà à deux vitesses. Seules les réformes permettront de combler le fossé, et, partant, de sauvegarder la cohésion de cet ensemble politico-culturel.
Même si la méthode et le contexte sont radicalement différents, un parallèle entre la posture adoptée à Tunis par Ben Ali vis-à-vis du monde arabe et celle de Bourguiba à Jéricho en 1965 est possible. Visitant les territoires palestiniens peu de temps avant leur occupation par Israël, le père de l’indépendance tunisienne avait choqué en prononçant un discours visionnaire dans lequel il proposait aux Arabes de revoir complètement leur approche du problème israélien. Il les invitait à obtenir par la négociation ce que les armes n’arriveraient jamais à leur offrir. En plaidant pour un agenda substantiel de réformes pour le monde arabe, la Tunisie d’aujourd’hui renoue avec son rôle traditionnel d’aiguillon, même si on peut regretter qu’elle ait raté l’occasion de se faire bien comprendre en confiant l’explication de texte à un simple secrétaire d’État là où un discours fort du chef de l’État aurait été plus indiqué.
Il peut sortir quelque chose de positif du report, quelque chose qui ressemblerait à un nouveau départ. La réunion extraordinaire du Conseil des ministres des Affaires étrangères, prévue au Caire, mi-avril, qui décidera de la date et du lieu du sommet, donnera le ton. Car les chefs de la diplomatie discuteront aussi de l’ordre du jour. On verra alors s’ils se sont ou non décidés à prendre le taureau par les cornes…

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