À quoi joue Chirac?

Malgré la débâcle de sa majorité aux élections régionales, le chef de l’État décide de reconduire Jean-Pierre Raffarin au poste de Premier ministre. Grincements de dents dans ses propres rangs, tollé à gauche.

Publié le 5 avril 2004 Lecture : 7 minutes.

Au minimum, le mystère Chirac est double. D’abord, comment cet homme, politicien habile et chevronné, peut-il si souvent laisser son pouvoir se déliter, généralement au bout de deux ans d’exercice, au point de connaître la disgrâce après avoir goûté au triomphe ? Ensuite, comment trouve-t-il, chaque fois – au moins jusqu’à présent -, la capacité de rebondir et de sortir de lourdes défaites sans y laisser personnellement trop de plumes ? Ces questions, qui ont toujours marqué sa carrière, se posent de nouveau. Brutalement. Cruellement. Car ce qui vient de se passer en France pour le parti présidentiel est non seulement un désastre électoral, mais aussi un profond désaveu de la politique voulue par le président de la République depuis sa réélection de 2002.
Qu’on en juge : en un dimanche, la droite a perdu treize des quatorze régions qu’elle détenait et n’en possède plus qu’une l’Alsace -, les vingt et une autres de la métropole, tout comme les quatre de l’outre-mer, étant désormais acquises à la gauche. Celle-ci est maintenant légèrement majoritaire en voix dans le pays. Pour le pouvoir, la sanction est sévère et la déroute considérable. Des bastions de la droite, comme la Basse-Normandie ou la région des Pays de la Loire, ont changé de camp. Le fief de Jean-Pierre Raffarin, le Premier ministre, a été aisément conquis par une nouvelle étoile du Parti socialiste (PS), une femme, Ségolène Royal, compagne du leader du PS, François Hollande.
Tous les ministres qui se présentaient ont vu leurs listes battues. Même des stars politiques ont mordu la poussière comme Valéry Giscard-d’Estaing. L’ancien président de la République a dû quitter sa région, l’Auvergne, qu’il présidait depuis dix-huit ans. Pour lui, à 78 ans, ce fut peut-être le combat de trop. Encore que, à l’automne dernier, grand connaisseur de la carte électorale française et de ses soubresauts, il rechignait à se représenter. Il s’y résolut pourtant, convaincu que, sans lui, la victoire de la gauche était certaine. Sa présence n’a pourtant pas suffi, et il se retrouve sans aucune responsabilité élective. Encore qu’il ne va pas pour autant se retirer de la vie publique. Déjà, dans sa tête, il s’est assigné un triple objectif : peaufiner ses Mémoires, dont les deux premiers tomes sont déjà parus ; se consacrer davantage aux questions européennes afin de « surveiller » la mise en place de son projet de Constitution, moins contesté depuis le départ d’Aznar et les soucis intérieurs du Premier ministre polonais, l’un et l’autre opposés aux dispositions qu’il a imaginées ; siéger au Conseil constitutionnel, l’instance juridictionnelle française suprême, dont il est membre de droit et où, contrairement à l’usage, il entend garder sa liberté de parole. C’est dire que Giscard battu ne sera pas pour autant un Giscard inactif et muet. Car il ne déteste rien tant que de renoncer.
Par tempérament, Chirac n’a pas non plus cette inclination. Mais lui est moins un conceptuel qu’un homme d’action, et moins un homme d’action qu’un homme de réaction. Quitte, d’ailleurs, comme beaucoup d’hommes politiques, à juger qu’il est urgent d’attendre, que le temps peut résoudre bien des problèmes et qu’un événement peut toujours en chasser un autre. C’est aussi un homme de parti, voire de clan, qui aime s’entourer de fidèles, voire de vassaux, dont il n’a pas à douter de la loyauté. Aussi, dès la confirmation du désastre, ce sont ces principes qui l’ont guidé. D’autant que le résultat de ces élections régionales, s’il constitue un coup de massue pour la droite, ne remet pas en question le pouvoir central, le président tout comme les députés n’étant pas constitutionnellement concernés par cette consultation. Plusieurs, à gauche, ont bien réclamé la dissolution de l’Assemblée nationale et l’organisation de nouvelles élections législatives, mais cette démarche tenait davantage de l’effet d’annonce et de la polémique qu’elle ne s’appuyait sur des principes institutionnels. D’ailleurs, céder ou même changer de Premier ministre, comme le lui demandait une large partie de la droite, aurait été, selon l’entourage de Chirac, un aveu de faiblesse et le risque de ne plus pouvoir maîtriser l’opinion.
Cependant, la reconduction de Raffarin comme chef du gouvernement présente des risques considérables : elle maintient en place un homme vaincu et donc affaibli ; elle confirme la poursuite d’une politique condamnée par les urnes ; elle ne crée pas d’élan ; elle renforce la détermination des acteurs du jeu social dont beaucoup, comme les chercheurs, n’ont pas vu leurs revendications satisfaites. Mais, pour Chirac, elle offre des avantages dont le plus important est de ne pas avoir les mains ligotées et, mieux encore, de nommer au gouvernement des chiraquiens très proches de lui. Ces avantages, expression d’une tactique, sont de trois ordres :

User Raffarin. Un nouveau Premier ministre aurait bénéficié sans doute d’un état de grâce, mais il aurait eu à affronter les prochaines élections – les européennes de juin – et à conduire des réformes difficiles et impopulaires, telle celle imaginée pour résorber le défit de la Sécurité sociale. Autant dire que le problème risquait de se poser rapidement dans les mêmes termes que si Raffarin était gardé, sauf à nommer Nicolas Sarkozy. Aussi, pour Chirac, Raffarin était un moindre mal. Tant qu’à faire, autant l’user. S’il réussissait, ce serait une heureuse surprise. S’il échouait, il serait remplacé dès juin, après les élections, ou en septembre.

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Contenir Sarkozy. Que Nicolas Sarkozy soit nommé à l’hôtel Matignon était le souhait de la quasi-totalité de la droite, politiciens, militants et électeurs. Sa popularité, le sentiment de son succès dans la lutte contre l’insécurité, son énergie et sa clarté leur paraissaient la seule solution pour contrer l’échec électoral et retrouver la faveur des Français. Pour Chirac, en revanche, cette solution n’est pas, pour le moment, la meilleure. Non seulement pour des raisons personnelles : si le président n’aime guère le ministre et n’oublie pas ses « trahisons », il sait, comme tout politique, faire abstraction de ses sentiments lorsque la nécessité l’exige. Mais il redoute de se retrouver dans une sorte de cohabitation psychologique et de devoir composer avec un Premier ministre résolu, populaire et très certainement indocile. Son entourage craint, en outre, que Sarkozy installé à Matignon n’en démissionne deux ans plus tard, arguant de ne pas avoir les moyens de sa politique (argument que Chirac, Premier ministre, avait utilisé, en 1976, sous Giscard, président de la République) et pouvant alors se présenter en « homme libre » à l’élection présidentielle de 2007.
Dans l’esprit de Chirac, placer Sarkozy à l’Économie et aux Finances, poste prestigieux et essentiel, est donc un moindre mal. Quant au nouveau ministre de Bercy, qui, au fond, n’aspirait guère à remplacer Raffarin, il trouve, lui aussi, avantage à cette fonction. Pour peu qu’il réussisse, le retour de la croissance aidant, il pourra se targuer d’un remarquable doublé. Il sera en effet celui qui a fait reculer l’insécurité, problème numéro un des Français en 2002, et a redonné des couleurs à l’emploi, problème numéro un des Français en 2004. Autant d’atouts pour un futur candidat à la présidentielle.

L’hypothèse Villepin. Que Raffarin échoue et, pour les chiraquiens, le choix de Sarkozy n’est pas pour autant obligatoire. D’où notamment la nomination de Dominique de Villepin au ministère de l’Intérieur. Certes, l’ancien responsable des Affaires étrangères souhaitait depuis toujours occuper ce poste. Mais cet homme brillant, fidèle parmi les fidèles du chef de l’État, peut aussi se révéler une carte pour l’avenir. Qu’il s’impose davantage dans l’esprit des Français, qu’il ne soit plus réduit à l’image d’un diplomate talentueux et bravache, qu’il augmente encore sa popularité, et il peut ensuite diriger le gouvernement. Ce qui éviterait, une nouvelle fois, l’obligation d’en passer par Sarkozy.
Ce sont là, évidemment, des scénarios très politiciens. Mais leur élaboration même témoigne de la gravité de la crise que traverse la droite française. Certes, la situation de Chirac n’est pas désespérée, et l’homme a de la ressource. Il s’est déjà sorti de situations bien pires, ne serait-ce que lors de l’improbable élection de 2002. Pourtant, chacun en convient, il lui manque aujourd’hui de définir une ambition pour le pays et de dévoiler un dessein. Car l’exaspération des Français, leur mépris du monde politique, leurs craintes et leurs peurs sont tels qu’un replâtrage ne saura suffire à ressusciter leur confiance. Déjà en 1983, la reconduction du socialiste Pierre Mauroy, après des élections municipales calamiteuses pour le pouvoir en place, avait conduit, un an plus tard, à de grandes manifestations de rue et à un changement d’orientation politique total. Pour le moment, le chef de l’État ne s’y résout pas. Le moins que l’on puisse dire est qu’il prend un risque et flirte avec le péril. D’autant que la gauche, convalescente et requinquée, espère enfin tenir sa revanche et en avoir définitivement fini avec le syndrome Jospin.

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