Entre rancune et recueillement

Dix ans après, la population reste très marquée par le génocide. À l’heure où le pays rend hommage aux victimes, la tragédie suscite toujours des polémiques.

Publié le 5 avril 2004 Lecture : 4 minutes.

De quoi donc parle-t-on à Kigali en ce début d’avril ? Des préparatifs de la commémoration du dixième anniversaire du génocide de 1994 qui a fait près d’un million de morts ? Des prestigieuses personnalités attendues pour l’occasion ? De l’identité de la star africaine qui animera des concerts au stade régional de Nyamirambo ? Pas du tout. À Kigali, on reparle des circonstances de la mort du président Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994, quand son Falcon 50 a été abattu par un missile. Les Rwandais ont eu vent du rapport d’instruction du juge antiterroriste français Jean-Louis Bruguière, qui a été publié (voir J.A.I. n° 2253) par un quotidien français le 8 mars, un mois avant que le pays se recueille au cours d’une cérémonie officielle et populaire.
Le rapport accuse le Front patriotique rwandais (FPR, parti au pouvoir) et son chef, l’actuel président Paul Kagamé, d’avoir commandité cet attentat. D’emblée, les défenseurs du président se font entendre. « Cela ne tient pas une seconde, affirme Corneille, dirigeant d’une grande société d’assurances. Tous ceux qui ont suivi l’actualité de l’époque et qui connaissent bien la ville de Kigali savent qu’une telle opération était impossible à organiser sans une complicité française. La zone d’où les missiles sont partis était sous le contrôle de son armée. »
Son de cloche identique dans les quartiers populaires de Kigali, en milieu rural, sur les plateaux de télévision ou même dans la presse d’opposition. Robert Sebufirira, directeur d’Umuseso, un hebdomadaire particulièrement critique à l’égard du régime, a récemment consacré son éditorial à la question suivante : « À quoi nous sert de savoir qui a tué Habyarimana ? »
La majorité des Rwandais est convaincue de la monstruosité de l’accusation, c’est pourquoi elle ne s’y attarde pas. En revanche, une interrogation revient sans cesse dans les discussions. « Pourquoi donc les Français s’acharnent-ils sur nous ? » se demande Eugène, un restaurateur réputé de la capitale rwandaise. « C’est un mélange de ressentiment et de mauvaise conscience de la part des autorités de ce pays à propos de leur passivité coupable lors du génocide », rétorque l’un de ses clients. Servilien Sebasoni, journaliste proche du FPR, n’est pas surpris par l’attitude du juge Bruguière et de certains médias hexagonaux. « L’hostilité manifestée contre le Rwanda ne date pas d’hier, affirme-t-il. Ce sentiment est entretenu par une certaine presse française, mais aussi par la Démocratie chrétienne belge et la diaspora sensible aux thèses ethnistes. » Servilien accuse aussi des ONG, qui suspectent régulièrement la minorité tutsie de visées hégémoniques. « Le refus de l’ethnisme comme critère de distribution du pouvoir, poursuit Servilien, est combattu par les trois multinationales de la vertu : Human Rights Watch, Amnesty International et International Crisis Group, au nom de la conception occidentale de l’opposition politique. » Ces attaques répétées ne semblent pourtant pas altérer l’image du régime. Nombre de Rwandais se disent fidèles au FPR et à son chef. « Bien sûr, dans les campagnes, beaucoup de gens n’ont pas accès à l’eau ou aux services de santé. Mais la paix règne dans les collines, soupire Gilbert, chauffeur de taxi. La machette a retrouvé sa vocation première : défricher, et non tuer. »
Pour Emmanuel Rwakagara, un homme d’affaires de Gisenyi, sur les bords du lac Kivu, les critiques à l’égard du gouvernement retarderont sans doute la cicatrisation des plaies mais, en aucun cas, elles ne déstabiliseront le pays. « Que m’importe ce qu’écrivent les Français, tant que l’Usaid [United States Agency for International Development] continue à nous aider à financer des équipements pour nos plantations de café ! C’est cela qui nourrit les paysans. »
La diabolisation du régime ne semble pas trouver d’écho. Résultat : Confidence, étudiante à Butare, nourrit désormais une certaine méfiance à l’égard de « tout ce qui s’écrit en français ». Quant aux investisseurs de la diaspora, ils croient en leur pays. Tribert Rujugiro, industriel dans le tabac installé en Afrique du Sud, construit un immense centre commercial à Kigali. Quant à Miko Rwayitare, créateur de Télécel, il envisage la création d’un pôle d’excellence pour l’élite intellectuelle de son pays. « Pourquoi la France s’acharne-t-elle ? » s’interroge-t-on à Kigali.
Bien qu’il n’y ait pas eu de commentaire officiel, en privé, ministres et cadres d’entreprise ne cesse de fustiger Paris. « Ce n’est pas notre faute, analyse un membre du gouvernement, si nous ne sommes pas dans le moule de la Francophonie telle que la conçoivent les partisans de la Françafrique. »
Paul Kagamé a choisi de ne pas s’exprimer depuis Kigali. Il l’a fait, le 15 mars, de Maputo, où il a transmis personnellement une invitation au président Joaquim Chissano pour les cérémonies du 7 avril 2004. Il a accusé, à son tour, les autorités françaises de s’être rendues complices des génocidaires. Au pays des Mille Collines, on n’a pas oublié l’indéfectible amitié entre feu François Mitterrand et les représentants de l’ancien régime. Du coup, on fait davantage d’efforts pour apprendre l’anglais. Être moins francophone est une manière comme une autre de punir la France.

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