Pékin voit rouge

Fort du soutien américain et de l’approbation populaire, le régime de Taipei continue de flatter la fibre identitaire. Et de narguer l’empire du Milieu.

Publié le 5 avril 2004 Lecture : 6 minutes.

La Chine continentale est tout à la fois contrariée et satisfaite par les résultats de la présidentielle taiwanaise du 20 mars. Contrariée, car le chef de l’État sortant, Chen Shui-bian, chantre de l’indépendance, l’a emporté face à son favori, Lien Chian, du parti Kuomintang. Satisfaite, car Chen n’a réuni « que » 50,1 % des suffrages, ce qui a d’ailleurs incité l’opposition à exiger un recomptage, lequel n’a pas encore commencé en raison d’un désaccord entre les deux adversaires sur les modalités de la procédure. Satisfait, Pékin l’est aussi et surtout par l’invalidation, en raison d’un taux de participation insuffisant (45 %), du référendum, couplé à l’élection, sur l’achat d’armes antimissile et qui devait symboliser un pas supplémentaire vers l’indépendance.
Victime d’une tentative d’assassinat à la veille du scrutin, Chen a, en outre, vraisemblablement bénéficié d’un ralliement de dernière minute qui lui a évité la défaite que les sondages confidentiels lui avaient pronostiquée. Le chef de l’État ne s’est pas pour autant privé de provoquer un peu plus le régime de Hu Jintao, en promettant, par exemple, « l’ouverture d’une nouvelle ère pour la démocratie ».
Ces derniers mois, l’île « rebelle » multiplie les affronts, bravant les cinq cents missiles chinois pointés sur elle. Une assurance sans doute alimentée par le soutien indéfectible des États-Unis, liés à elle par un accord de défense mutuelle signé en 1954, mais aussi par l’émergence, lente mais certaine, d’une identité taiwanaise confortée par la consolidation de la jeune démocratie.
Élu une première fois en 2000 sous la bannière du Parti démocrate progressiste (PDP), après un demi-siècle de règne du Kuomintang (le parti nationaliste de Tchang Kai-shek, historiquement opposé à la Chine continentale, mais qui s’en est rapproché), le président Chen s’appuie sur ces deux atouts – la protection des Américains et l’approbation populaire – pour mener une politique délibérément provocatrice à l’égard de Pékin. Parmi les derniers défis lancés : une déclaration de Chen, en août 2003, sur l’existence d’« un pays de chaque côté du détroit de Formose », alors que la Chine campe sur son unité et rêve tout haut d’une solution similaire à celle trouvée pour Hong Kong, « un État, deux systèmes ». Autre bravade : la chaîne humaine du 28 février, qui a rassemblé 2 millions de Taiwanais le long des 500 km de côte pour s’opposer à la Chine autoritaire et belliqueuse. Cette manifestation populaire, la plus importante jamais organisée à Taiwan contre le géant chinois, n’est pas sans rappeler celle qui avait précédé l’indépendance des pays baltes, en 1989. Mais c’est l’adoption, en novembre 2003, d’une loi autorisant les référendums qui a le plus irrité Pékin. Ce nouvel instrument politique est apparu aux yeux des autorités chinoises comme une étape vers la souveraineté de l’île. D’autant que l’objet du référendum concernait le renforcement de la défense antimissile.
L’échec de cette consultation a considérablement soulagé Pékin, pour qui l’initiative visait à « envenimer délibérément les relations de part et d’autre du détroit et à diviser la mère patrie ». Mais ce n’est probablement que partie remise. À moins que les États-Unis ne parviennent à calmer les ardeurs de Chen.
Taiwan embarrasse en effet de plus en plus la Maison Blanche pour qui l’ancienne Formose n’est finalement qu’une survivance de la guerre froide. Précieuse alliée au moment de l’arrivée des communistes dans l’empire du Milieu, en 1949, gouvernée par les nationalistes chinois dissidents sous la houlette de Tchang Kai-shek, l’île, baptisée République de Chine, est reconnue par la communauté internationale comme le régime chinois officiel, au détriment de la République populaire instaurée par Mao Zedong. Lorsque la guerre de Corée éclate, en 1950, Tchang Kai-shek s’allie au président américain Harry Truman. Un engagement qui débouchera par la suite sur une véritable coopération économique et militaire. Peu importe alors que l’île soit dirigée d’une main de fer – la loi martiale est imposée et restera en vigueur pendant trente-huit ans, tandis que les opposants au régime sont exécutés, y compris des Taiwanais autochtones qui refusent d’être assimilés à la Chine, qu’elle soit nationaliste ou communiste.
Les années 1970 marquent un nouveau tournant dans la politique étrangère américaine : pour contrer l’expansionnisme soviétique, les États-Unis se rapprochent de la Chine communiste de Mao. Du coup, Taiwan se voit exclue de l’Organisation des Nations unies (ONU) en 1971. À l’époque, le régime de Tchang Kai-shek considère la volte-face du président américain Richard Nixon comme un véritable « lâchage » diplomatique. Le coup de grâce interviendra en 1978, quand le président Jimmy Carter annonce qu’il reconnaît la République populaire de Chine et non plus le régime de Taipei.
Pour autant, Washington n’a jamais abandonné la petite île de 30 000 km2 aux mains du géant continental. D’après Michael Swaine, spécialiste américain de la Chine au Carnegie Endowment for International Peace, les raisons de la fidélité des États-Unis à l’égard de Taiwan sont essentiellement d’ordre moral. En jeu, la crédibilité de Washington, au sens de sa cohérence diplomatique, explique le chercheur dans un article publié par Foreign Affairs. Soutenir Taiwan, qui a instauré un régime démocratique en 1980, entre, par ailleurs, dans le cadre de la politique américaine d’appui aux jeunes démocraties, notamment celles menacées par un régime autoritaire. « Enfin, il est toujours important [pour Washington] de démontrer sa loyauté envers ses amis de longue date », note l’auteur. De là à encourager l’île à proclamer son indépendance…
Aujourd’hui, la priorité de Washington consiste à s’assurer l’amitié chinoise, ou, du moins, à éviter de heurter Pékin de front. Il y va de la stabilité régionale, et donc des intérêts américains en Asie. Rassurer la Chine tout en ménageant Taiwan : tel est le difficile équilibre à trouver. Quant à la Chine, elle semble résolue à ne pas laisser Taiwan promulguer sa souveraineté de jure. C’est une question de principe et de puissance. Les dirigeants chinois craignent en effet que la « perte » de Taiwan n’ouvre la voie à d’autres velléités sécessionnistes, comme en Mongolie ou au Tibet. La stabilité politique et sociale du pays dépend, selon le président Hu Jintao, du règlement de la question taiwanaise.
Reste à savoir pourquoi, dans un contexte qui lui est peu favorable, le Tigre asiatique se risque à rejeter systématiquement les tentatives de rapprochement de son grand voisin. Irrité par les rebuffades régulières de Taipei, Pékin a déjà mis ses menaces à exécution, en tirant notamment des missiles au large de Taiwan en 1996, juste avant la première élection présidentielle au suffrage universel. En 1999 et en 2000, Pékin a encore promis d’utiliser la force contre la « province renégate » si elle persistait à refuser son offre de réunification « pacifique ». Certains observateurs expliquent que Taiwan veut protéger, voire alimenter, une identité naissante. Un sondage effectué par l’université de Taipei en juin 2003 indique en effet que 41 % des habitants de l’île se sentent taiwanais, contre 17 % dix ans auparavant, tandis qu’ils ne sont plus que 10 % à se considérer comme chinois, contre 26 % en 1992. Aujourd’hui, la majorité des 23 millions d’habitants de Taiwan est née après 1949 et n’a donc jamais foulé le sol de l’empire du Milieu. Tout en apprenant dans les manuels scolaires qu’ils étaient de nationalité chinoise, ils se sont construits autour de valeurs bien différentes de celles véhiculées par Le Petit Livre rouge de Mao.
Mais le pays indépendant et fort auquel aspire le président Chen survivra-t-il à l’interdépendance économique des « deux Chine » ? Les entreprises taiwanaises ont investi près de 100 milliards de dollars en République populaire durant ces quinze dernières années, et plus d’un tiers des exportations de Taiwan prennent le chemin de la Chine. Certains observateurs, dont les dirigeants chinois, estiment que cette explosion du commerce entre les deux États est une étape vers une réunification sur le modèle « un État, deux systèmes ». Raison de plus, pour les indépendantistes et partisans de Chen, de réaffirmer haut et fort l’identité taiwanaise.

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