Médias

Après l’affaire Jayson Blair au « New York Times » en 2003, d’autres faussaires ont été découverts par des rédactions en chef désormais à l’affût.

Publié le 5 avril 2004 Lecture : 6 minutes.

Plus rien n’échappera aux cerbères de la presse américaine. L’oeil acéré, les doigts tachés d’encre et/ou la souris prête à dégainer, ils scrutent les journaux à l’affût de la moindre erreur ou, pis, de la fraude et du plagiat sous toutes ses formes. Qu’ils soient mandatés par la direction d’un grand organe de presse ou nés spontanément sur Internet – dans ce cas, on les appelle les « blogueurs » -, ces « vigiles » sont décidés à en découdre avec les pseudo-journalistes. Et pour cause, l’Amérique a été véritablement ébranlée, il y a moins d’un an, par le scandale Jayson Blair, du nom de ce journaliste du New York Times qui, au lieu de rapporter les faits, les a embellis, voire inventés pendant quatre ans. Fin mars, un autre fleuron de la presse américaine tombe sous le sceau du discrédit. Après sept semaines d’enquêtes « en interne », le quotidien le plus vendu aux États-Unis, USA Today, confirme le bidonnage pratiqué par son grand reporter vedette, Jack Kelley. Dans un mea-culpa sans précédent, annoncé en une, la rédaction consacre deux pleines pages aux faux coups d’éclat de ce journaliste.
L’affaire débute en mai 2003. Alors que Jack Kelley vient, à 43 ans, d’être « nominé » pour le prestigieux prix Pulitzer, récompensant l’excellence journalistique, son directeur de la rédaction, Brian Gallagher, reçoit une lettre anonyme certifiant que le journaliste est un « faussaire ». Il prête alors peu d’attention à cette allégation. Elle éveille, en revanche, les suspicions d’un collègue de Kelley. Quelques années auparavant, ce dernier avait rencontré un responsable du Tribunal pénal international (TPI) de La Haye qui avait émis des doutes quant à la véracité d’une information diffusée par USA Today. L’article en question, signé par Kelley, avait fait la une du journal le 14 juillet 1999. Il révélait que des fonctionnaires de l’ONU avaient mis la main sur un cahier prouvant que les militaires serbes étaient à l’origine du nettoyage ethnique au Kosovo. Dans son papier, Kelley affirmait avoir vu le cahier, descriptions détaillées à l’appui.
À l’époque, le collègue alerté par le responsable du TPI choisit de ne pas informer sa hiérarchie. Kelley jouit d’un statut de star. En vingt et un ans de carrière au sein de USA Today, n’a-t-il pas visité 86 pays, interviewé 36 chefs d’État et publié d’innombrables scoops ? Mais quand, en mai 2003, le travail de Kelley est de nouveau critiqué, le collègue décide d’en aviser la direction. Après tout, USA Today, qui tire chaque jour à 2,2 millions d’exemplaires aux États-Unis, ne peut pas se permettre de leurrer ses lecteurs. C’est aussi l’opinion de Gallagher, choqué, comme toute la profession, par le scandale qui a éclaté au sein du New York Times en ce mois de mai 2003. Pour lui, il faut ôter la tumeur avant qu’elle ne se propage. Il en va de la réputation de la presse américaine, véritable quatrième pouvoir du pays. Gallagher interroge donc Kelley. Loin de se démonter, le journaliste l’abreuve de détails sur le fameux cahier, qui lui aurait été montré par Natasa Kandic, une militante serbe des droits de l’homme très médiatique et dont il n’a pourtant pas fait mention dans l’article. Gallagher écoute le reporter, mais exige des preuves.
C’est là que les choses se compliquent. Kelley s’embrouille, dit que Natasa Kandic, qui dirige le Fonds pour le droit humanitaire en Serbie, est injoignable ainsi que toutes les autres personnes clés de son enquête. Et ce pendant tout l’été. Jusqu’alors, la direction de USA Today avait laissé le reporter mener ses propres investigations. Mais en septembre, elle charge un autre journaliste, Mark Memmott, de lui prêter main-forte. À la première tentative, Memmott parvient à joindre Natasa Kandic, laquelle dément l’existence du petit cahier soi-disant retrouvé par l’ONU. Memmott veut ensuite vérifier cette information auprès de la traductrice qui aurait assisté à l’interview. Kelley lui donne de fausses coordonnées. Finalement, une femme à l’accent slave téléphone au journal. Elle se fait passer pour ladite traductrice et répond aux questions avant même qu’on les lui pose. Il s’avère, après des recherches complémentaires, que l’interlocutrice est en réalité une Russe, installée aux États-Unis, qui a travaillé avec Kelley au début des années 1990.
Pris au piège de ses propres mensonges, Kelley prend un avocat, puis démissionne au début de l’année 2004. Il reconnaît avoir brouillé les pistes, mais insiste sur le fait que son papier n’était pas truqué. Pour la direction de USA Today, rien n’est moins sûr. Par conséquent, elle décide d’éplucher tous les articles écrits par l’ancien grand reporter de 1993 à 2003. Six journalistes vont, pendant sept semaines, revoir plus de 700 papiers. Leurs conclusions sont accablantes. Ainsi, la Cubaine dont Kelley a publié la photo en 2000 n’a jamais fait partie des boat-people qui ont péri en mer. C’était une employée de l’hôtel où séjournait le journaliste. Aujourd’hui, elle vit avec son mari aux États-Unis. Si les autorités cubaines avaient eu vent de l’histoire publiée par Kelley, elles n’auraient jamais délivré de visa à la jeune femme. Autre fraude : l’interview en 2002 de la fille d’un général irakien qui se serait battu aux côtés de Saddam Hussein. Ledit général, retrouvé par USA Today, est à la retraite depuis 1991 et n’a pas de fille. Au total, huit articles au moins ont été en partie ou totalement inventés. Une vingtaine d’autres résultent de plagiats.
L’affaire Kelley n’est malheureusement pas un cas isolé. Depuis le scandale du New York Times, près de dix journaux américains, du Chicago Tribune au Sedalia Democrat en passant par le Vancouver Sun, ont avoué avoir publié des articles fabriqués ou « empruntés » à d’autres. Reste à savoir ce que signifie au juste ces mea-culpa massifs. Les journalistes du XXIe siècle sont-ils moins soucieux de la déontologie que leurs aînés ? La pression du bouclage est-elle plus forte qu’autrefois ? Internet, qui constitue une véritable source d’informations brutes ou déjà traitées par des collègues, rend-il les journalistes plus paresseux, voire davantage tentés par la facilité du plagiat ? Ou les garde-fous sont-ils plus vigilants ? Sans doute y a-t-il un peu de tout cela.
Selon l’American Society of Newspaper Editors, une organisation réunissant les rédacteurs en chef de grands quotidiens américains, plus de la moitié des 350 rédactions interrogées affirment avoir renforcé le contrôle du travail de leurs journalistes depuis « l’affaire Jayson Blair ». À commencer par celle du New York Times. En juillet 2003, le titre-référence des États-Unis signe une déclaration qui l’engage à vérifier toutes les sources anonymes citées dans les articles. Des médiateurs, appelés ombudsmen, veillent en même temps au respect des règles de la profession.
Et quand des erreurs, volontaires ou non, passent au travers des mailles du filet, elles sont détectées, sur Internet, par les « blogueurs ». C’est par l’un d’eux que le médiateur du Chicago Tribune a été alerté début mars sur la publication d’une citation « incongrue » par un correspondant du journal à Sydney. Et pour cause : elle était totalement inventée. « Par le passé, les envoyés spéciaux écumaient la planète en écrivant sur des gens qui n’allaient jamais lire leurs articles. À l’ère d’Internet, il existe de moins en moins d’endroits où […] ils ne peuvent être lus d’un oeil critique par les gens dont ils parlent », écrit le médiateur du Chicago Tribune dans les colonnes du quotidien. À l’approche de l’élection présidentielle aux États-Unis, les « blogueurs » redoublent d’attention. Certains ont décidé de se répartir la tâche en suivant à la trace le travail d’un journaliste de leur choix. Alors, gare aux propos trop partisans ou négligents ! Par les temps qui courent, la sanction risque d’être fatale. Et inutile de songer à une éventuelle reconversion dans l’édition, à l’instar de Jayson Blair, qui vient de publier ses Mémoires journalistiques. Près de 300 pages pour quatre années passées au New York Times, ou plutôt dans un appartement de Brooklyn à fantasmer sur l’actualité… L’éditeur New Millenium s’attendait à un best-seller – il avait d’ailleurs offert 150 000 dollars d’à-valoir au journaliste déchu. Mais c’est un flop ! Jayson Blair aurait sans doute dû rester dans le registre de la fiction, où il a excellé du temps du New York Times.

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