Les métamorphoses de Bakary Sangaré

Le comédien malien joue dans les « Fables de La Fontaine », jusqu’au 15 mai, à la Comédie-Française. Rencontre avec un acteur comblé.

Publié le 5 avril 2004 Lecture : 5 minutes.

Le géant malien Bakary Sangaré a débuté avec Peter Brook. Il était, en décembre 2002, le premier comédien africain à entrer à la Comédie-Française. Il joue actuellement dans les Fables de La Fontaine, un spectacle enchanteur du metteur en scène américain Robert Wilson. Rencontre.

Jeune Afrique/L’intelligenT : En France, les Fables de La Fontaine sont enseignées à l’école. En est-il de même au Mali ?
Bakary Sangaré : Tout à fait, et c’est un héritage merveilleux. Je me souviens bien du jour où notre instituteur nous a enseigné la fable « Les Animaux malades de la peste ». Nous étions tout gamins, mais la morale – « selon que vous serez puissants ou misérables les jugements de cour vous feront blancs ou noirs » – nous avait tous émus.

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Peut-on rapprocher les Fables des contes traditionnels africains ?
De la même manière que La Fontaine fait parler les animaux, les contes africains animent les objets inanimés pour « être la bouche de ceux qui n’ont pas de bouche », comme l’a écrit Aimé Césaire. Pour moi qui suis un enfant de la brousse, les contes ont forgé mon éducation et mon imaginaire.

La chorégraphie, la gestuelle, les jeux de lumière et la musique sont des éléments essentiels de la mise en scène de Bob Wilson. C’était un travail nouveau pour vous ?
Oui. Bob Wilson s’appuie beaucoup sur la technique, à travers l’utilisation de micros, de sons, de bruitages, de jeux de lumière et de costumes éblouissants… Au départ, je me suis interrogé sur l’utilisation des micros. Mais je m’y suis adapté, car le micro n’est pas là pour pallier une carence et vient s’intégrer au personnage. Mais Wilson est avant tout un homme d’instinct. Lors du casting, il laissait les gens évoluer librement sur scène, sans texte. Il appréciait les rythmes de chacun, la façon de lever son pied et de le poser. Lors des répétitions, il m’a repris plusieurs fois sur la scène d’enterrement de la lionne [dans la fable du lion amoureux, NDLR]. Le lion devait être un homme qui vient de perdre sa femme. C’est la magie de Wilson : un message fort, des gestes gracieux et épurés, le tout interprété dans une mosaïque de lumières.

À la Comédie-Française, n’avez-vous pas l’impression de jouer pour un public très privilégié ? On est loin du théâtre « utile » de vos débuts au Mali, lorsque vous jouiez des spectacles de koteba [théâtre traditionnel bambara] pour les malades de l’hôpital psychiatrique de Bamako…
Je ne pense pas que la Comédie-Française soit une cage dorée. Pour moi, c’est une étape, pas une fin. J’ai fait des choses très différentes dans ma vie, et il vient toujours un moment où je me lasse. Alors je change. Lorsque j’ai décidé de jouer et de mettre en scène des textes engagés comme le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire ou La Prochaine Fois le feu de James Baldwin, c’était un besoin vital. J’ai tout arrêté, et je m’y suis consacré entièrement. C’est ma façon d’être. La Comédie-Française est pour moi une expérience et une école. Si je n’y jouais que des petits rôles de Noir, ce serait une expérience ratée et j’irais voir ailleurs. Ce n’est pas le cas. Depuis un an et demi, je fais un travail riche et varié. Je joue pour des metteurs en scène passionnants, et j’ai le sentiment de progresser. Cela dit, c’est vrai qu’au départ j’étais sceptique, je craignais que l’institution soit hermétique. J’avais des préjugés. Or, depuis que je suis à la Comédie-Française, je n’y ai vu que du théâtre : du travail sur des textes, de la réflexion, du jeu. Quant à jouer pour un public privilégié, cela ne me pose pas de problème. Parce que j’ai le sentiment de participer à une réflexion collective. Parce que c’est en touchant les puissants qu’on fait changer les choses.

Vous êtes le premier comédien noir à entrer à la Comédie-Française, l’étiquette est-elle pesante ?
Toutes ces étiquettes ne m’intéressent pas. Quand nous jouons les animaux des Fables, tous les comédiens sont à la même enseigne. Blanc ou Noir, nous sommes pareillement éloignés d’un lion, d’une grenouille ou d’un âne. L’acteur doit dépasser sa couleur de peau pour transmettre au public l’essence du personnage et sa sensibilité. Voilà l’état d’esprit dans lequel je travaille. Bien sûr, les vingt ans que j’ai passés au Mali sont ma racine nourricière. Mais si un autre comédien malien venait jouer ici, il ne jouerait sûrement pas comme moi. Chacun est unique.

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Comptez-vous revenir à la mise en scène ?
Je n’ai pas la prétention de me décrire comme un metteur en scène. Le texte de James Baldwin, La Prochaine Fois le feu, est un monologue. Je croyais à ce texte intimement, et je l’ai dit comme une prière. Il était déjà mis en scène, il n’y avait plus qu’à l’habiller, à prier et à respecter les respirations de cette prière. Si, à l’avenir, je devais faire de la mise en scène, je travaillerais sur quelque chose de sobre et de dépouillé.

Peut-on percevoir dans les Fables des points communs avec le koteba malien?
Oui, même si la technique est absente du koteba qui se joue avec le strict minimum. Mais on retrouve dans les Fables le côté « populaire » du koteba. C’est un spectacle destiné à tout le monde, petits et grands. Les Fables me font aussi penser à une fête qu’organisent les enfants maliens durant le ramadan. La nuit, ils se retrouvent pour attendre l’apparition du diable… Les plus jeunes sont sommés par les grands de s’asseoir les uns à côté des autres, avec une couverture sur la tête et interdiction d’ouvrir les yeux jusqu’à l’apparition du démon. Bien sûr, il règne une excitation incroyable. On a peur, mais on rit beaucoup. Lors des répétitions, quand je voyais Bob Wilson mimer un souriceau uniquement avec ses deux doigts, je pensais aux enfants. Comme eux il avait trouvé le « nerf » du jeu, ce petit rien qui fait tenir tout l’édifice.

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Mais que se passe-t-il ensuite, lorsque le diable arrive… ?
[Il éclate de son grand rire de ténor.] Je ne peux pas dévoiler la fin de l’histoire ! C’est un secret… !

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