La vie après la mort

Le film de Nadir Moknèche, « Viva Laldgérie », qui sort à Paris et à Alger le 7 avril, raconte le quotidien de la jeunesse après le terrorisme et la guerre.

Publié le 7 avril 2004 Lecture : 4 minutes.

On entre d’un coup dans Viva Laldjérie, grâce à la chaleur sensuelle des nuits algéroises et aux scènes d’amour crues, impensables jusque-là dans le cinéma arabe contemporain. Tout est montré, tout se dit, et c’est la première force de ce film. Près de trente ans après Merzak Allouache et son film Omar Gatlato, véritable tournant du cinéma algérien, qui décrivait avec humour l’ennui, la débrouillardise de la jeunesse algérienne dans les années 1970, Nadir Moknèche ose la représentation du sexe à l’écran. Mais il y a bien d’autres choses dans son film événement.
La tragédie algérienne des années 1990 y joue un rôle central, point de fracture et de condensation des peurs, des illusions et des désenchantements. L’ancienne chanteuse incarnée par l’actrice populaire Biyouna, mère du personnage principal, qui erre au cimetière ou pleure son mari assassiné représente la figure la plus abîmée par le « déracinement » né d’un drame qui a meurtri tant de familles algériennes. Le personnage de la prostituée insomniaque et dépressive, interprété par Nadia Kaci, en fuite dans un plaisir dérisoire, raconte aussi un lent dépérissement, un cheminement inexorable vers la mort. Comment oublier qu’il y a eu, depuis 1992, plus de 150 000 morts en Algérie ? Les images fulgurantes de Viva Laldjérie, images de l’après-terrorisme, nous montrent les blessures de l’âme, les souvenirs qui resurgissent sous forme de mélancolie ou de cauchemars.
Nadir Moknèche filme ses personnages avec tendresse, laisse sa caméra les caresser. Il montre des jeunes femmes au travail, des notables embarrassés, une vieille chanteuse captivante, de jeunes « hittistes » supportant les murs comme leur désoeuvrement, des voleurs, des chômeurs. Aujourd’hui, en Algérie, des centaines de milliers de jeunes nés après l’indépendance sont sans travail ou vivent dans la précarité. Le cinéaste attaque la société par ses marges pour en toucher le coeur : des poussées de violence qui menacent, des traces d’angoisse, une envie de survivre. Ses personnages sont vrais et c’est cela qui dérangera, peut-être, ceux qui rêvent toujours de la pureté impossible d’une société algérienne vertueuse et honnête, donc irréelle. Nadir Moknèche part, lui, à la rencontre de silhouettes poussées par le dénuement social et l’insatisfaction affective. On voit des hommes et des femmes se débattre dans le quotidien, aux prises avec leurs désirs, installés dans une dissidence qui n’est pas véritablement voulue. Ce qui définit ces hommes et ces femmes ? La liberté. La jeunesse algérienne de 2004 regarde vers le large : on a pu l’entendre il y a quelque temps à l’occasion de la visite du président français Jacques Chirac, lorsque le cri « des visas ! » a fusé.
Le personnage central, une jeune femme de 27 ans, Goucem (la superbe Lubna Azabal), a quitté Sidi Moussa pour fuir le terrorisme, avec Papicha (Biyouna), sa mère, une ancienne danseuse de cabaret. Elles se sont réfugiées dans une pension du centre d’Alger. Goucem, entre normalité et transgression, travaille chez un photographe, passe des nuits en boîte, partage quelques moments avec son amant, le docteur Sassi (Lounès Tazairt), un quinquagénaire séduisant, représentant typique de la bourgeoisie algéroise, que sa femme attend à la maison. Voilée et dévoilée, voulant se marier et vivre libre, fascinée et écoeurée par les lumières de la ville, Goucem incarne les contradictions qui traversent l’Algérie méditerranéenne, arabe, musulmane, berbère… Comme elle, des centaines de milliers de jeunes Algériennes veulent vivre leur liberté, sans renoncer à rien. Ce qui peut se payer cher : l’amie de Goucem, la prostituée Fifi (Nadia Kaci), mourra de cette volonté délibérée de subvertir des codes étouffants.
Ce film, qui montre les déambulations des deux filles dans un univers masculin, est un hymne à la beauté et à la force des femmes, et une dénonciation de la lâcheté des hommes. On pense à Kateb Yacine, rebelle jusqu’au bout. On voit des images de plage, des élans d’homosexualité, de violence : Pasolini rôde. Des personnages étranges et généreux, des situations cocasses et tragiques : c’est l’univers d’Almodóvar qu’on croise par moments. Et une musique envoûtante rythme le film.
Nadir Moknèche s’inscrit ainsi dans une grande tradition cinématographique. Après Le Harem de madame Osmane, il persiste et signe. Dans une Algérie qui émerge d’une guerre civile qui ne voulait pas dire son nom, il a choisi de privilégier l’intime au détriment du collectif. Il n’y a plus d’innocence dans l’approche charnelle, dans les rapports humains. Seulement la nostalgie d’un passé heureux disparu. Et puis, il y a Alger, en noir et bleu, haute et vivante, enfin magnifiquement filmée. Scène de théâtre inquiétante, terrain de chasse des passions.

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