L’arbre et la forêt

Publié le 5 avril 2004 Lecture : 2 minutes.

LES CENTAINES DE VISITEURS et de délégués qui, en ce mois d’avril 2004, feront le voyage de Kigali pour y célébrer le dixième anniversaire de ce qui fut l’un des génocides les plus expéditifs de l’Histoire – huit cent mille morts, peut-être plus, en moins de treize semaines – devront à la fois se méfier de leurs émotions et garder sans cesse à l’esprit ce traumatisme collectif, sans lequel rien de ce qui fait le Rwanda d’aujourd’hui n’est compréhensible. Qui a visité l’Église martyre de N’tarama, jonchée des ossements des quelque cinq mille Tutsis qui y furent exterminés, ou grimpé les marches interminables du mémorial de Bisesero, haut lieu d’holocauste et de résistance, ne peut en sortir que bouleversé. Et mieux comprendre, si ce n’est tout à fait admettre, cette obsession du « never again » (« plus jamais cela ») au nom de laquelle le régime de Paul Kagamé a mis en place l’un des États les plus centralisés d’Afrique.

Fondé et contrôlé par des dirigeants dont certains ont vécu trente-cinq ans en exil et qui ont en partage le culte du secret acquis dans le maquis et la clandestinité, le Front patriotique rwandais est une machine globale conçue comme l’unique réponse possible à cette menace totale qu’est le génocide. Le FPR « sait » non seulement ce que font, mais aussi ce que veulent et pensent les Rwandais ; il a imposé sa propre vision d’une Histoire où l’ethnicité n’existait pas avant la colonisation ; il a supprimé les statistiques tribales et les cartes d’identité ethniques ; il a disqualifié par avance toute critique comme relevant du divisionnisme et du révisionnisme et transformé le « pays des mille et une fosses communes » en un monde sans conflit apparent où il n’est guère recommandé de faire de la politique hors de la matrice commune, où il n’existe ni Hutus, ni Tutsis, ni Twas, mais huit millions et demi de Rwandais.

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Loin de tout justifier – ni les atteintes aux droits démocratiques, ni les règlements de comptes qui ont suivi la chute du pouvoir génocidaire, ni le « nettoyage » des camps de réfugiés de l’Est congolais -, cette volonté de fer de couler le Rwanda dans le moule de l’homme nouveau a incontestablement produit des résultats positifs. Dévasté en 1994, le pays s’est reconstruit et le niveau de vie moyen, qui avait chuté de moitié il y a dix ans, a rattrapé son indice d’avant le génocide. La corruption y est indétectable – ou presque – et l’oppression quotidienne quasi invisible. Sur les collines, Hutus et Tutsis vivent à nouveau côte à côte, partagent les mêmes terres, les mêmes non-dits et le même acharnement à revivre. Une décennie est passée, et la question de savoir qui, le 6 avril 1994, a ordonné que soit abattu l’avion de Juvénal Habyarimana revêt, vu de Kigali, une importance toute relative. Chacun sait ici qu’avec ou sans missile le massacre était planifié, instruit, inéluctable, que des centaines d’Interahamwes s’entraînaient pour cela depuis des mois et que les extrémistes du Hutu Power avaient déjà commandé et importé des milliers de machettes dans ce but précis. Chacun sait aussi que l’extinction, colline par colline et ville par ville, du génocide a coïncidé avec la progression, colline par colline et ville par ville, de l’armée de Kagamé. Tout le reste n’est que détail de l’Histoire et arbre qui cache la forêt.

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