Au nom de l’Afrique

Alors que le 6 avril, quatrième anniversaire de la mort de l’ex-président tunisien, est inaugurée l’esplanade Habib-Bourguiba, force est de constater que les patronymes africains ne courent pas les rues de la capitale française…

Publié le 5 avril 2004 Lecture : 4 minutes.

Le voyageur qui débarque à Abidjan n’en revient pas. De l’aéroport Houphouët-Boigny, à Port-Bouët, au quartier résidentiel de Cocody, il emprunte le boulevard Valéry-Giscard-d’Estaing, traverse le pont Charles-de-Gaulle avant de se retrouver sur le boulevard François-Mitterrand. À Dakar, la principale rue commerçante, l’ancienne avenue William-Ponty, porte le nom d’un autre ancien président français, Georges Pompidou, alors que l’une des grandes artères du centre de Tunis évoque également la figure de Charles de Gaulle. On pourrait multiplier les exemples d’hommages rendus par les capitales africaines au personnel politique de l’ancienne métropole.
Dans quelle mesure les Français rendent-ils la monnaie de leur pièce aux Africains ?
Paris compte quelque 5 500 rues, avenues, places, squares et autres impasses. Sur ce total impressionnant, une trentaine de noms seulement évoquent l’Afrique. Excepté Hannibal (orthographié Annibal), le général carthaginois, Mohamed Saïd Pacha, vice-roi d’Égypte de 1854 à 1863, Aboukir, nom donné en 1865 à une rue du quartier du Sentier (2e arrondissement) pour célébrer la bataille remportée par l’armée française en Égypte en 1799, et le pont de Bir-Hakeim, ainsi baptisé en souvenir de la victoire française de 1942 en Libye, les autres toponymes sont inspirés par la géographie. Qu’il s’agisse de villes : Alger, Brazzaville, Casablanca, Le Caire, Constantine, Mogador (futur Essaouira), Mouzaïa, Oran, Saïda, Sfax, Suez, Tanger, Tlemcen, Tombouctou, Tunis(1). Ou de pays : Algérie, Dahomey, Gabon, Maroc, Niger, Sénégal. À quoi s’ajoutent d’autres références géographiques comme le Sahel et l’Atlas.
On l’aura deviné : ces noms renvoient, pour l’essentiel, à l’époque « glorieuse » de la colonisation. Ils ont été en général attribués à la fin du XIXe ou au début du XXe siècle(2). L’exaltation de l’Empire triomphant ne s’arrête pas là, puisque, de Faidherbe à Lyautey en passant par Bugeaud ou encore Dodds et d’Aumale, nombreux sont les conquérants à avoir été honorés par la capitale française. L’Algérie, comme il va de soi, est surreprésentée.
Faut-il s’étonner de tels choix ? Non, car l’attribution des noms de rue est un acte politique dont la portée symbolique est importante. C’est au conseil municipal de Paris, après qu’il eut demandé l’avis du conseil d’arrondissement concerné, que revient ce privilège. Le système de dénomination répond à un certain, nombre de règles fixées à la fin du XIXe siècle, sous le Second Empire et au début de la IIIe République. Le principe de base est que « les noms des vieilles rues conservent le souvenir de l’ancienne population qui les a choisis et ceux des rues nouvelles contribueront à perpétuer la mémoire des grands hommes, des grandes actions dont s’enorgueillit la nation ».
Or on sait que depuis la défaite de la Commune, en 1871, le conseil de Paris n’a pas souvent brillé par son progressisme. Les « grands hommes » honorés sont plus des défenseurs de l’ordre que des révolutionnaires. Il faut aller dans la banlieue, notamment dans les fiefs communistes de la « ceinture rouge », pour trouver des rues Ho-Chi-Minh, des places Guevara ou des esplanades Mandela.
Les choses ont commencé à changer avec l’arrivée de la gauche à la tête de Paris. Le 23 décembre 2002 était inaugurée la place Mohammed-V, dans le 5e arrondissement, au pied de l’Institut du monde arabe, non loin de la Mosquée de Paris et de la cathédrale Notre-Dame. Mohammed VI, son petit-fils, accompagné du prince Moulay Rachid et de leurs trois soeurs, avait dévoilé, en présence de Jacques Chirac, la plaque rendant hommage à ce souverain d’exception, sultan de 1927 à 1957, puis roi jusqu’en 1961, date de sa mort.
Près de quatre ans avant, le 29 mars 1998, le député-maire (socialiste) du 10e arrondissement inaugurait la place Dulcie-September, à l’angle des rues Lafayette et Château-Landon. Dix ans jour pour jour auparavant, la représentante de l’ANC (African National Congress) en France avait été assassinée devant son bureau, à Paris. Lors de sa visite en France, en 1996, Nelson Mandela avait exprimé le voeu qu’un lieu portât le nom de cette militante exemplaire, épouse par ailleurs de l’un de ses plus fidèles compagnons, Joe Slovo.
À part ces deux baptêmes, rien. On peut quand même s’étonner que des personnalités comme Félix Houphouët-Boigny, mort en 1993, ou Léopold Sédar Senghor, décédé en 2000, n’aient pas été consacrés par la capitale d’un pays à l’égard duquel leur fidélité ne s’est jamais démentie. De même, pour ce qui concerne le Nigérien Diori Hamani ou le Malgache Philibert Tsiranana, eux aussi grands amis de l’ancienne puissance coloniale.
D’autant que, défiant les règles traditionnelles, la toponymie parisienne s’est enrichie ces dernières années de noms qui sont loin de symboliser l’exaltation de la patrie. C’est ainsi, par exemple, que les habitants des 13e et 14e arrondissements ont hérité d’une place Coluche. Quand on épluche un plan-guide de la capitale, on repère, au hasard, une place Lino-Ventura, une allée Jean-Sablon, un square Victorien-Sardou. Autant de personnages sympathiques, mais qu’il est difficile de classer dans la catégorie traditionnelle des « grands hommes ».
L’attribution à une esplanade du nom de Bourguiba est-elle le signe d’un changement de doctrine ? Ce qui est sûr, c’est qu’il aura fallu attendre que le maire de Paris soit originaire de Tunisie – Bertrand Delanoë est né à Bizerte – pour que justice soit rendue à l’une des grandes figures du XXe siècle.

1. Curiosité de l’Histoire, plusieurs de ces rues du 18e arrondissement (Oran, Suez, Tombouctou) sont situées à la Goutte d’Or, quartier de prédilection des « immigrés » originaires du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne.

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2. Brazzaville semble une exception. Cette place du 15e arrondissement a reçu son nom de baptême par un arrêté municipal de 1980.

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