Abidjan à feu et à sang

Publié le 6 avril 2004 Lecture : 3 minutes.

Même le très discret Abdou Diouf, secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie, est sorti de sa réserve naturelle pour dénoncer la « violation caractérisée des droits de l’homme et des libertés » avant, pendant et après la « manifestation pacifique » du 25 mars à Abidjan.
La veille de ce « jeudi sanglant », une véritable « chasse à l’homme » s’engage dans la capitale économique ivoirienne. Principales cibles des violences, les quartiers Abobo, Anyama, Treichville, qui abritent une forte communauté d’Ivoiriens « nordistes » et d’immigrés réputés proches du Rassemblement des républicains (RDR) de l’ancien Premier ministre Alassane Ouattara. Des éléments des « corps habillés », comme on appelle ici tout ce qui porte un uniforme, aiguillés par des Jeunes patriotes et miliciens pro-Gbagbo en armes, pénètrent dans les maisons, brutalisent leurs occupants, rackettent, arrêtent des personnes soupçonnées d’appartenir au RDR ou au Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) de l’ancien président Henri Konan Bédié…
Tout au long de cette « semaine noire », des témoignages recueillis par la Fédération internationale des ligues de droits de l’homme (FIDH) font état de rafles, d’enlèvements nocturnes de personnes à leur domicile, de tortures, d’exécutions sommaires.
Le 25 mars, jour J, des blindés et des militaires en armes quadrillent Abidjan, alors que des hélicoptères de combat MI-24 et des avions de chasse Sukhoï (pilotés notamment par des Ukrainiens et des Biélorusses) survolent la ville à basse altitude. Dans plusieurs quartiers, des affrontements éclatent entre des manifestants et les forces de l’ordre, appuyées par des « supplétifs » civils, reconnaissables à leurs tee-shirts noirs frappés de l’inscription « Gbagbo » en jaune. Les deux premières victimes (Ayemou Kouakou Jacques et Mamadou Coulibaly, étudiant en maîtrise de géologie) tombent vers 7 heures à Wassakara, un quartier de Yopougon (au nord de la capitale). À 7 h 30, quelque 300 militants du PDCI sont faits prisonniers au siège de leur parti, à Cocody, neutralisés par des gaz lacrymogènes.
À Abobo, Port-Bouët, Koumassi…, les forces de l’ordre tirent à balles réelles sur des civils désarmés. Les nombreux morts jonchent les artères de la capitale pendant des heures, avant d’être ramassés par des corbillards que des témoins voient prendre la direction du cimetière de Williamsville et du faubourg d’Akouédo.
Craignant pour leur vie, les ministres et autres responsables politiques issus du RDR et du PDCI « se mettent en lieu sûr » pendant plusieurs jours. Bédié se fait protéger par un détachement de la force Licorne, qui campe non loin de chez lui, à Daoukro.
Le bilan officiel de 37 morts (dont 2 policiers), présenté le 28 mars, est vite démenti. Une mission secrète initiée par des diplomates dénombre, le même jour, dans les morgues de deux hôpitaux d’Abidjan, 78 corps de personnes tuées par balles ou à la machette. Le Mouvement ivoirien des droits de l’homme (Midh) évalue les victimes à 200 morts et 400 blessés, au 29 mars. Alors que Bédié évoque « entre 350 et 500 tués », ainsi que de nombreuses arrestations arbitraires. Le ministre de la Sécurité, Martin Bléou, rétorque que 172 des 205 personnes raflées les 25 et 26 ont été remises en liberté.
On murmure l’existence d’un charnier sous une décharge publique, à côté du camp militaire d’Akouédo. Les forces de sécurité bouclent tout le périmètre et, le 27 mars, empêchent les enquêteurs de l’Onu d’y accéder.
À en croire un responsable du MIDH, qui requiert l’anonymat, un autre charnier « contenant une cinquantaine de corps ensevelis dans la nuit du 25 mars » serait localisé entre la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca) et le carrefour menant à Abobo.
On compte, parmi les victimes des violences, 7 Burkinabè tués, ainsi que « 10 morts, 2 disparus et 5 blessés maliens, dont deux personnes âgées décédées de crise cardiaque à la seule vue des hommes en armes s’introduisant chez eux », selon Oumar Dicko, ministre chargé des Maliens de l’extérieur et de l’Intégration africaine.
Le 27 mars, l’ONG Human Rights Watch a jugé « inadmissible » la tuerie occasionnée par la « marche pacifique ». En attendant qu’une enquête internationale (réclamée par tous les protagonistes) situe les responsabilités, le pays d’Houphouët poursuit sa descente aux enfers. L’ancien havre de paix et de prospérité offre aujourd’hui une image désolante. Celle d’un « État néant », livré à des milices privées qui terrorisent et tuent.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires