Locales au Sénégal : « Dakar a toujours été une ville rebelle »
L’ACTUALITÉ VUE PAR… Chaque samedi, Jeune Afrique invite une personnalité à décrypter des sujets d’actualité. À la veille des élections locales au Sénégal, Ibrahima Kane, de l’Open Society Initiative for West Africa (Osiwa), fondation de l’Américain Georges Soros, analyse les enjeux du scrutin.
Locales au Sénégal : les enjeux du scrutin
Ce sont certes des locales qui se tiennent au Sénégal le 23 janvier 2022 mais, pour la majorité comme pour l’opposition, leurs enjeux n’en sont pas moins nationaux. Reportages, analyses, interviews… Retrouvez tous nos articles sur le sujet.
Désormais, les dés sont jetés. Vendredi à minuit, le rideau est tombé sur deux semaines de campagne électorale. Ce 23 janvier, dès 8 heures, 6,6 millions d’électeurs seront invités à choisir leur maire et leurs conseillers départementaux. Les derniers jours de la campagne ont été marqués par les meetings de clôture des candidats, malheureusement marqués par des actes de violences dans plusieurs communes.
Rien d’étonnant, assure le militant sénégalais des droits de l’homme Ibrahima Kane, dans un pays moins pacifique qu’il se prétend. Chargé de programme pour Osiwa, la fondation du milliardaire américain Georges Soros, il s’inquiète surtout de la « platitude » du discours politique, dénonce les retards pris dans le processus de décentralisation du pays et met en garde contre des risques démocratiques liés à la pratique du pouvoir de Macky Sall.
Jeune Afrique : Avant même le début de la campagne officielle, des affrontements ont opposé des militants à travers le pays. Faut-il s’en inquiéter ?
Ibrahima Kane : La vie politique au Sénégal, c’est la violence. La nouveauté, ce sont les attaques entre partisans d’un même parti. Ces violences restent cependant d’une ampleur modérée. Mais deux points névralgiques sont à surveiller le jour du vote : la Casamance et la région de Dakar, où les choses peuvent dégénérer très facilement.
Ce scrutin revêt-il un enjeu qui dépasse les questions locales, comme le répètent les candidats ?
Les élections locales traitent généralement de questions liées au terroir et permettent d’identifier les problèmes réels des différentes régions du Sénégal. Cette fois-ci, le discours politique est pauvre, on parle à peine des programmes. Aucun des acteurs n’a véritablement engagé de débat autour du financement des collectivités, du rôle qu’elles peuvent jouer dans le développement, comme si les enjeux étaient ailleurs.
Le candidat de l’opposition pour Dakar, Barthélémy Dias, s’est bien engagé à relancer l’emprunt obligataire qu’avait tenté de mettre en place Khalifa Sall ?
Ici, jusqu’à preuve du contraire, le pouvoir fait tout pour empêcher les maires de l’opposition de transformer leur ville. C’est bien pour ça que la maire sortante, Soham El Wardini, insiste pour dire qu’elle parle avec tout le monde, même la majorité.
On transfère beaucoup de compétences aux structures décentralisées sans que ces transferts ne soient accompagnés de ressources adéquates. On peut toujours organiser des élections, respecter le calendrier, sans pour autant faire avancer la décentralisation. Par ailleurs, à l’issue de cette élection, on pourrait aussi se retrouver avec le tiers des maires qui ne savent ni lire ni écrire. Comment développer un terroir avec un maire illettré, des communes très vastes sans ressources ?
Si les enjeux ne sont pas locaux, quels sont-ils ?
Ces élections se tiennent juste avant la nomination d’un nouveau Premier ministre, donc d’un nouveau gouvernement dont la composition reflètera principalement les résultats. C’est bon pour l’APR [Alliance pour la république, parti présidentiel] de savoir sur qui elle peut compter en vue des échéances électorales à suivre et dans le cas où Macky Sall briguerait un troisième mandat. Si la coalition présidentielle remporte le scrutin, cela pourrait consolider l’agenda du pouvoir. Côté opposition, les locales détermineront le jeu des prochaines coalitions aux législatives de 2022, et des candidats pour la présidentielle de 2024.
Un autre enjeu est celui des femmes, dans un système politique qui les écrase. La loi sur la parité ne se reflète pas dans les jeux électoraux : la majorité des têtes de listes restent des hommes, donc ceux qui pourront être élu maires. Le dernier point fondamental est le renouvellement du personnel politique. La majorité des candidats sont des « has been ». C’est compliqué de comprendre comment fonctionnent les partis politiques, dans un pays où plus de la 70 % de la population à moins de 35 ans.
Comment expliquez-vous que certaines villes votent toujours pour l’opposition, quel que soit le régime en place ?
Dakar a toujours été une ville rebelle, depuis le temps du PS. Même chose pour Thiès. Le Fouta au contraire, a toujours voté pour le pouvoir. C’est dans la capitale que se déroule l’essentiel de l’activité économique et sociale. À Dakar et dans sa banlieue, les problèmes des gens sont multipliés par dix. Le département de Keur Massar, dans l’agglomération de la capitale, a une population de 23 000 habitants au km2. Cela pose des problèmes d’infrastructures et de transports que l’État est incapable de régler. Tout cela joue contre le pouvoir en place.
Macky Sall a tout de même réussi à affaiblir et diviser l’opposition ?
Abdoulaye Wade avait fait la même chose, et Abdou Diouf avant lui… Et ça a toujours fini par jouer contre le pouvoir en place. Beaucoup de choses peuvent changer avant les prochains scrutins. Les émeutes de mars 2021 l’ont prouvé : l’autorité du pouvoir ne repose sur rien et la quasi-totalité de la population vit dans la précarité. Pour un oui ou pour un non, les choses peuvent exploser : il y a énormément d’investissements à faire dans le social.
Le nombre de candidatures dissidentes au sein de la majorité est-elle un signe que BBY [Benno Bokk Yakaar, coalition présidentielle] reste fragile ?
BBY a déjà été traversée par des crises. Ce qui intéressait le pouvoir, c’était de réduire le pouvoir de nuisance de ses adversaires, et il a réussi. En revanche, le parti n’a pas sanctionné les candidatures dissidentes comme il le faisait avant. Un moyen d’éviter que les mécontents ne votent pour l’opposition, mais aussi un signe que le pouvoir doute de ceux qui représentent le parti.
Le ministre Ismaïla Madior Fall, un universitaire sans ancrage, a ainsi été parachuté à Rufisque. Le président ne peut pas ne pas le soutenir, c’est son conseiller juridique ; mais il ne peut pas non plus s’aliéner les autres responsables. Mieux vaut éviter d’être trop dur vis-à-vis de ses ouailles. Même chose à Thiès, où Idrissa Seck pourrait perdre son statut de faiseur de rois. Si les élections prouvent qu’il ne l’est plus, quel intérêt de le garder au sein de la majorité ?
Quelle place pour le PDS qui apparaît plus que jamais en position de faiblesse ?
Le PDS pourrait bien être en train de négocier le retour de Karim Wade. S’ils font ce que le pouvoir leur demande, peut-être que ça jouera en sa faveur. Le souci, c’est que le PDS, c’est Abdoulaye Wade, et que Wade est absent. Le parti se démobilise, peu de gens donnent du crédit au fils, à la fois absent et aphone. Et Macky Sall a un projet : réunir la famille libérale. Il a posé un premier jalon en ralliant Idrissa Seck, le deuxième sera de ramener le PDS à la maison. Avec Karim Wade, la rupture est certes consommée, mais Karim sans son père est insignifiant.
La question du financement des partis, abordée lors du dialogue politique, n’a pas été réglée. Les dépenses électorales des partis pourraient-elles un jour être régulées et plafonnées ?
Lorsque Abdou Diouf décide de réformer le système politique, après le boycott des élections locales par l’opposition en 1993, un des points qui fait consensus est celui du financement public des partis. Aujourd’hui, la loi exige de tous les partis qu’ils déclarent au ministère de l’Intérieur les financements reçus au cours de l’année précédente. Impossible de vérifier s’ils le font effectivement, car le ministère ne communique pas là-dessus. Dans le contexte actuel de collusion entre les milieux d’affaires et les partis au pouvoir, qui adopterait une disposition qui limiterait sa marge de manœuvre ? Les partis se financent en toute opacité.
Avec quel effet sur la démocratie ?
Pour que les partis politiques aient les mêmes chances, ils doivent être égaux dans leurs recherches de financement. Une autre question se pose : à quoi sert une opposition ? Les opposants ne font pas que crier à tort et à travers et critiquer. Khalifa Sall a montré que la municipalité pouvait faire mieux que l’État dans certains domaines, comme le désencombrement des rues. On lui a mis des bâtons dans les roues pour éviter qu’il ne pavoise avec ses succès, au détriment du pouvoir.
Est-ce que nos dirigeants veulent des gens qui ne pensent pas comme eux et qui, en ne pensant pas comme eux, peuvent apporter une contribution au développement ? J’en doute.
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