Tunisie : frustrations et antidépresseurs au pays de Kaïs Saïed

Six mois après le coup de force de leur président, la plupart des Tunisiens déchantent. Leurs rêves de changement et de jours meilleurs semblent de plus en plus irréalisables.

  • Hanène Rahali

    Diplômée en management de l’Université Tunis-Elmanar, cadre dans le secteur public à Tunis

Publié le 23 janvier 2022 Lecture : 3 minutes.

Parfois, regarder dans des vidéos les détails de la vie quotidienne dans les pays d’outre-mer me cause un traumatisme crânien. Se comparer à un autrui meilleur ou supérieur nous rappelle notre infériorité, nous, citoyens d’un pays où une grande part de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, avec un revenu inférieur à deux dinars par jour.

Regarder ce qui se passe dans les pays heureux nous frustre : l’estime de soi chute et le sentiment d’auto-contentement se détériore. Regarder ces pays où prendre le transport en commun n’est pas une galère, où les trains peuvent rouler à plus de 400 km à l’heure, où les trottoirs scintillent de propreté, où on peut bénéficier d’un service public sans être obligé de glisser quelques dinars dans la poche d’un employé…

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« Pourquoi suis-je né dans ce pays de merde ? »

Se comparer à un autrui meilleur nous pousse – qu’on le veuille ou non – à poser cette question qui se niche dans la tête de la plupart des jeunes Tunisiens : « Pourquoi suis-je né dans ce pays de merde ? ». Ce pays où des médiocres cachés dans leur tour d’ivoire se plaisent au jeu de pouvoir tandis que les belles âmes sont placardisées dans les archives du déni. Ce pays où l’on croise fréquemment un docteur en lettres qui vend des casse-croûtes devant un lycée ou un diplômé en anglais d’affaires qui vend de la malsouka au marché de son village. Regarder tout ça puis se dire : « Nous sommes bel et bien un pays d’Afrique – le tiers-monde par excellence – qui se maquille incessamment pour cacher les imperfections. »

Les rêves dans nos têtes se sont transformés en fibromes – on ne sait s’ils sont bénins ou malins

Mon pays se transforme en une grande salle d’attente. Attente d’accéder au statut de citoyen comblé, d’être promu au grade d’individu un peu heureux. Les cœurs se transforment en valises, on y range tout : souvenirs, mélancolie, frustrations, antidépresseurs et une chanson sur l’amour de la patrie. L’année devient 365 jours d’attente ; son étrange goût est suffoquant. La société se transforme en une grande université. Le métier auquel tous aspirent : partir. L’endroit vers lequel ils veulent se diriger : l’aéroport. Destination : un pays où être sera un rêve possible et où le probable et le souhaitable seront réalisables.

Prendre le train de la réalité. Arriver à la gare de la désillusion, dans une ville où l’on brûle les ailes pour que le rêve se taise. Louer une maison étrange. Se sentir un étranger dans son pays. Se dire : « Le gouvernement n’est pas la patrie ». Aller chaque matin à son travail pour payer le loyer et les factures. Devenir une silhouette parmi les autres. Marcher dans la caravane de l’attente, comme un chameau muet, qui ne peut pas dire qu’il rêve de voir un oasis et une source d’eau fraîche. Découvrir soudain que les rêves dans nos têtes se sont transformés en fibromes – on ne sait s’ils sont bénins ou malins.

Le sultan n’a pas changé

Nous cherchons dans l’alphabet les lettres pour composer le mot espoir, mais il y a toujours une voyelle ou une consonne manquante : impossible de former ce mot, même au scrabble. On ne connaît pas le changement des saisons. La seule chose qui change, c’est le taux de change du dinar qui se détériore de plus en plus. Le ciel est grisâtre toute l’année. L’atmosphère est jonchée d’inquiétude, d’ennui. Les quatre saisons fusionnent pour donner naissance à la saison de l’attente éternelle.

Les jeunes envient les oiseaux migrateurs parce qu’ils peuvent migrer sans visa ni passeport

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Le sultan, lui aussi n’a pas changé. Ce qui a changé : les visages et les voix qui décorent les plateaux télévisés pour nous livrer une autre version de la réalité. La feuille de route du pays se rétrécit, devient illisible. Les vieilles femmes mâchent des chewing-gums pour empêcher le temps de se dilater. Les vieillards disent : « On vit notre sort et on attend la mort. » Les enfants sont devenus adultes, ils sucent des bonbons amers sans dire un seul mot. Ils rêvent d’un tapis magique qui les transporte à mille lieues d’ici.

Les jeunes ont vieilli. Leurs cheveux ont blanchi. Leurs visages ont durci. Leurs espoirs ont moisi. Ils contemplent le ciel. Ils envient les oiseaux migrateurs parce qu’ils peuvent migrer sans visa ni passeport. Ils actualisent leurs attentes, et mettent à jour leurs envies en attendant Godot. Peut-être Godot viendra, peut-être pas. Viendra, viendra pas.

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