Des chiffres, des lettres et des bombes

Pour l’instant, les législatives du 17 mai passionnent davantage les états-majors politiques que les foules. Celles-ci ont, il est vrai, bien d’autres préoccupations

Publié le 5 mars 2007 Lecture : 7 minutes.

Les élections législatives auront lieu dans moins de trois mois, le 17 mai, mais l’opinion algérienne reste pour l’instant assez largement indifférente. Il faut dire que les députés sortants ne se sont signalés ni par le caractère passionné de leurs débats, ni par la mise en place de commissions d’enquête parlementaires, alors que les « affaires » n’ont pas manqué au cours de la législature qui s’achève, ni par des réformes spectaculaires, toutes les initiatives de ce type ayant été prises par l’exécutif. Dans ces conditions, il est permis de s’inquiéter du taux de participation au prochain scrutin.
Installée dans la Mitidja, une plaine fertile au sud d’Alger qui fut un fief des islamistes armés, Djamila exerce la profession de dentiste. Pendant la « décennie noire », elle a été régulièrement menacée et a pris beaucoup de risques pour continuer d’ouvrir chaque jour son cabinet. « Pour moi, il n’était pas question de céder aux obscurantistes, explique-t-elle. J’ai participé à tous les scrutins, locaux, nationaux ou référendaires, mais aujourd’hui je ne vois pas bien l’intérêt de voter pour élire le député de la région. » L’Assemblée populaire nationale (APN), la Chambre basse du Parlement, n’est pas franchement populaire. Beaucoup y voient une simple chambre d’enregistrement de décisions prises ailleurs. « Le premier et plus long débat qu’ont eu les députés a concerné le montant de leurs émoluments, ironise amèrement Djamila. Le taux d’absentéisme dans l’Hémicycle bat tous les records, mais les élus ne sont pas pour autant présents sur le terrain. » Bref, comme le dit Adel, étudiant en troisième année de sciences politiques à l’université d’Alger : « Les états-majors des partis tiennent des assises, élaborent des stratégies, nouent des alliances et investissent des candidats, mais il n’y a qu’eux que ça intéresse. »
Mais les Algériens, eux, qu’est-ce qui les intéresse en cette année électorale ? Trois choses qu’on résumera ainsi, ?de manière un peu elliptique : des ?chiffres, des lettres et des bombes.
Les chiffres, ce sont d’abord les performances macroéconomiques du gouvernement. Tous les indicateurs, ou presque, sont au vert. Le dernier rapport du Pnud sur le développement humain confirme que l’Algérie devrait atteindre l’« Objectif du millénaire » défini par l’ONU : la réduction de moitié de la pauvreté d’ici à 2015. Après avoir dépassé 30 % de la population active à la fin des années 1990, le taux de chômage est retombé à 12 %. Grâce à la flambée des cours des hydrocarbures, les réserves de change culminent à 76 milliards de dollars et le « risque-Algérie » est classé « assez bon » par la plupart des agences de rating. Mais il y a aussi, hélas ! des chiffres moins glorieux, comme ces 2 milliards de dollars que la justice algérienne accuse Rafik Khalifa, l’ex-golden boy aujourd’hui en exil à Londres, d’avoir détournés entre 1998 et 2003. Jugée depuis le 9 janvier par le tribunal de Blida (voir J.A. nos 2401 et 2402), l’affaire a un retentissement considérable dans le pays, preuve que si les Algériens sont las de la politique politicienne, ils sont loin de se désintéresser de la chose publique. Critiqué par les uns, salué par les autres, ce procès, le premier de ce type depuis l’indépendance, a le mérite de dévoiler le fonctionnement, ou plutôt les dysfonctionnements, du régime. Raison pour laquelle, sans doute, la chaîne publique de télévision s’abstient superbement d’en rendre compte. « En vingt ans de presse, je n’en ai jamais autant appris sur le système, et notamment sur le secteur bancaire, public et privé, explique Fawzia Ababsa, journaliste à La Tribune, un quotidien indépendant francophone. Et puis, les audiences nous donnent l’occasion assez exceptionnelle de voir des ministres en exercice bafouiller devant une magistrate qui maîtrise parfaitement ses dossiers [voir J.A. n° 2407]. »
Le procès Khalifa a d’autres vertus. Il rappelle à ceux qui l’auraient oublié que, sous les coups de boutoir du terrorisme islamiste, l’État algérien s’est retrouvé dans un état de délabrement assez avancé qui contribue sans doute à expliquer son manque de vigilance, même si le laxisme de nombre de ses responsables reste inexcusable. L’homme d’affaires a spolié un nombre considérable de clients, gros et petits, de Khalifa Bank en « arrosant » tous azimuts : voyages gratuits, octroi de cartes de crédit sans que le bénéficiaire dispose d’un compte dans l’établissement, cérémonies fastueuses au profit de la présidence de la République ou de tel ou tel ministère de souveraineté, opérations de sponsoring pour de grands clubs de football Khalifa était devenu le plus grand mécène d’Algérie avec l’argent des autres.
Ce scandale n’est malheureusement pas un cas unique. Un autre procès se tient actuellement à Oran, la deuxième ville du pays : celui de la Banque commerciale et industrielle d’Algérie (BCIA). Les montants en jeu sont certes moins importants que dans l’affaire Khalifa, mais se chiffrent quand même en dizaines de millions de dollars (impossible d’évaluer avec plus de précision le préjudice subi par le Trésor public dans l’une et l’autre affaires, de nombreuses pièces comptables ayant opportunément disparu des dossiers). Le scandale BCIA ? Une sombre histoire de traites avalisées par la Banque extérieure d’Algérie (BEA), celle du groupe pétrolier et gazier Sonatrach, au profit frauduleux de quelques grands commerçants oranais.
Le procès a été illuminé par le témoignage de Mohamed Benstita (64 ans), un retraité de la BEA formé au Crédit Lyonnais, au temps de la colonisation. Le témoin s’est présenté à la barre muni d’un sachet en plastique. « Je viens vider mon sac, a-t-il annoncé au président du tribunal, j’espère que vous m’en donnerez l’occasion. » Extirpant dudit sac document après document, il a démonté les dysfonctionnements qui avaient cours à la BEA, et dont la direction était parfaitement informée. « Qu’un scandale financier soit jugé est une bonne chose, mais ne croyez surtout pas que ce procès nous prémunit contre de nouvelles dérives. C’est l’ensemble de notre secteur financier qu’il faut réformer au plus vite. » Moins « prestigieuse », si l’on peut dire, que l’affaire Khalifa, l’affaire de la BCIA ne passionne guère que les Oranais. Dirigeant d’une PMI, Moulay Mohamed assiste régulièrement aux audiences, car, explique-t-il, « des notables de la ville sont impliqués ». On avait compris.
Mais il y a aussi les lettres. Celles, d’abord, écrites par le président Abdelaziz Bouteflika. Certaines, adressées à des chefs d’État étrangers à l’occasion de telle fête ou de telle catastrophe naturelle, font l’ouverture du journal télévisé de 20 heures. D’autres sont lues par un conseiller ou un ministre, voire le Premier d’entre eux, lors d’une rencontre, d’un colloque ou d’une conférence qu’il parraine. La vérité est que le chef de l’État n’apparaît plus que très rarement en public.
Autre genre de missive, celle envoyée à Hocine Aït Ahmed, le chef historique du Front des forces socialistes (FFS), par des militants mécontents du fonctionnement du parti : le secrétaire général vivant aujourd’hui en Suisse, la direction effective est assurée par un secrétariat exécutif tournant. Ce qui pose apparemment quelques problèmes.
Mais les lettres les plus fréquemment expédiées le sont anonymement. La dénonciation est en train de devenir un sport national. Des centaines de lettres sans indication d’expéditeur parviennent quotidiennement au parquet, à l’inspection générale des finances ou à la présidence de la République. Elles prétendent révéler, à plus ou moins juste titre, les méfaits de tel fonctionnaire, la corruption de tel représentant de l’administration, les exactions de tel chef de brigade de gendarmerie.
Enfin, il y a les lettres mises en ligne par le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), devenu, le 20 janvier, al-Qaïda dans les pays du Maghreb islamique. Bien sûr, ce sont les plus inquiétantes. Elles confirment que le GSPC n’a nullement renoncé au nihilisme et qu’il s’obstine dans son refus de la « réconciliation nationale » (extinction des poursuites judiciaires contre reddition des maquisards) proposée par Bouteflika. Mais les activités d’Abou Moussab Abdelwadoud, le chef du groupe, ne sont, hélas ! pas seulement épistolaires. Elles consistent aussi à poser des bombes.
Les attentats à la voiture piégée qui ont secoué la Kabylie le 13 février ont laissé des traces. L’allégeance du GSPC à al-Qaïda se traduit par l’adoption d’un nouveau mode opératoire. Notamment en ce qui concerne le choix des cibles. Conformément aux instructions d’Oussama Ben Laden et d’Aymen al-Zawahiri, les sites pétroliers sont désormais visés en priorité. Si les gisements de Hassi Messaoud et de Hassi R’mel, situés en plein désert, sont très difficilement accessibles, il n’en va pas de même des complexes pétrochimiques d’Arzew, dans la banlieue d’Oran, ou de Skikda, dans l’Est. Le dispositif mis en place par l’armée algérienne a été sérieusement renforcé. De même, pour prévenir d’éventuelles attaques à la voiture piégée, des aires sécurisées ont été installées autour des commissariats de police et des brigades de gendarmerie.
Les alertes à la bombe sont fréquentes. Elles ne sont pas toutes fausses. À Birkhadem, un quartier populaire d’Alger, trois engins explosifs ont été désamorcés le 18 février. Pas un jour, désormais, sans que les artificiers de l’armée interviennent. Le moindre colis suspect est systématiquement détruit. On n’ose croire que l’Algérie renoue avec ses vieux démons.

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