Bessora ton univers impitoyable

L’écrivaine suisso-gabonaise publie son sixième roman. Ses mots, s’ils ne guérissent pas les maux de la société, ont un effet salvateur : ils dérident.

Publié le 5 mars 2007 Lecture : 5 minutes.

Bessora. Sept lettres, un nom d’auteure. Insuffisant pour savoir qui se cache derrière. Dire que l’auteure est « caramel lisse au café » n’explique pas grand-chose, même si l’identité – les identités plutôt – est une piste intéressante pour percer le mystère. Naître en Belgique d’un père gabonais et d’une mère suisse, comme c’est le cas pour Bessora, n’est pas un événement en soi. Mais cela marque à coup sûr un destin. Avec les deux fleuves qui coulent dans ses veines (le Rhône, qui prend son élan en Suisse, et l’Ogooué, qui forme un delta à Port-Gentil, ville de son enfance), la romancière n’avait pas d’autre choix. Il lui a donc fallu assumer. S’assumer. Depuis bientôt dix ans, elle a mis en avant son prénom fang, le deuxième à l’état civil, pour bâtir en toute discrétion une uvre romanesque digne d’intérêt. Bessora veut dire « Celle-qui-partage ». Écrire, pour elle, c’est exister, conquérir sa liberté. Si ses ancêtres fangs n’ont pas inventé l’écriture, ils ont au moins dompté l’essentiel : la parole. Et Bessora s’en sert bien.
Après avoir rompu avec Denoël, son éditeur précédent, Bessora vient de publier chez Gallimard, dans la collection « Continents noirs », son sixième roman Cueillez-moi jolis Messieurs L’ouvrage aurait pu s’intituler « L’Amour aux temps du sida », car il y est question de Claire, la quarantaine, professeure de lettres, divorcée après vingt ans de mariage et lâchée par ses amis. Sur le chemin du suicide, qu’elle a choisi pour fuir son destin, Claire est sauvée par Juliette Ebinel, jeune veuve, mère de deux filles, écrivaine, « tout juste échappée d’un squat mal fréquenté » et qui « n’a nulle part où aller ».
Expression de sa gratitude, Claire héberge Juliette et ses filles dans son logement déjà étroit. En même temps, elle vit un drame : suite à une brève aventure sexuelle avec Benoît, un chirurgien bon chic bon genre, elle apprend sa séropositivité. À son tour, au fil de rencontres furtives, qui la rassurent sur sa féminité et sa soif de vivre, elle fait l’impasse sur l’usage du préservatif pendant les rapports sexuels. Quant à Juliette, personnage haut en couleur, elle anime des ateliers d’écriture et poursuit ses recherches sans fin pour trouver un logement afin de sortir de sa condition de paria.
Comme à son habitude, Bessora nous entraîne dans un univers impitoyable, cruel, où les plus faibles tombent sans arracher la moindre larme au système. Le monde des « sans » – sans papiers, sans domicile fixe, sans emploi, sans argent, sans espoir, sans lendemain, sans logement, sans piston – à jamais écartés du festin de la comédie humaine. L’auteure dépeint la misère morale, physique, matérielle de ceux qui ne cherchent qu’à mener une existence normale et sans histoire. Mais trouver un logement est plus qu’un parcours du combattant. Répondre à l’appel des sens sans la moindre précaution, en se fiant aux apparences, devient un risque létal. Comment s’en sortir ? En allant vers les assistantes sociales ? Juliette Ebinel, l’un des personnages centraux du roman, peut-être un double de Bessora, a des idées : « Les assistances sociales sont une plaie pour la société. Elles coûtent un argent fou pour un rendement dérisoire. Et l’insertion par l’emploi coûte si cher. Plus chère encore l’insertion par le logement. » Ô rage, ô désespoir ! Faut-il, alors, organiser des États généraux de la déchéance collective ? À chacun son sort, finalement.
Les mots de Bessora, s’ils ne guérissent pas les maux de la société, ont un effet salvateur : ils dérident. Cruels comme la vie, drôles, inattendus, déroutants, ils coulent tels un fleuve furieux. Le texte semble errer, gambader, trébucher, mais il obéit toujours à la fantaisie de l’auteure et retrouve son fil conducteur.
L’uvre de Bessora a une caractéristique : le lecteur croit la reconnaître à travers certains de ses personnages. Elle donne l’impression de se raconter. Dans presque tous ses livres, on sent un attachement farouche à ses identités, car elle évoque jusqu’à l’obsession le Gabon de son père, la Suisse de sa mère, la Belgique où elle est née, les rapports entre l’Europe et l’Afrique Dans son tout premier roman, 53 cm (Le Serpent à Plumes, 1999), elle écrivait déjà : « C’est d’afrocentrisme que je te parle ; des racines de mon peuple. Car je fais des études d’anthropologie pour lui redonner sa dignité. Son histoire est grandiose ! Excepté celle des Pygmées et autres Baoulés, bien sûr. Au XIIe siècle, de grands royaumes rayonnaient, la civilisation africaine florissait. »
Cette uvre tout en dérision est, en réalité, un travail de reconstruction, de réhabilitation de son moi. Elle sait que les cancrelats, comme le dit si bien la sagesse du pays vili, ne peuvent pas aller plaider leur cause devant un tribunal où siègent des poules : ils seraient vite becquetés. Et elle refuse de laisser aux vainqueurs l’exclusivité d’écrire l’Histoire.
Née en 1968, Bessora est la fille d’un homme politique gabonais qu’elle ne veut pas mêler à sa carrière littéraire. Elle a deux passeports, l’un gabonais, l’autre suisse, et elle se définit, avec cet humour qui la caractérise, comme une « gabono-helvético-belge ». De 6 à 16 ans, elle vit au Gabon. Son père travaille pour Elf à Port-Gentil, la ville du pétrole. À sa sortie du lycée André-Raponda, elle repart pour la Suisse et entreprend des études commerciales. Bessora vivra aussi aux États-Unis, où son père est diplomate. Enfant, elle rêvait de devenir hôtesse de l’air. Mais elle travaillera plutôt dans une banque suisse et dans un cabinet d’audit. Activités ennuyeuses, sans doute, parce qu’elle laisse tout tomber, même si c’est bien payé.
Quand elle décide, dans les années 1990, de venir en France pour étudier l’anthropologie, elle ne sait pas qu’elle vient de prendre une décision importante. C’est par l’anthropologie qu’elle arrive à l’écriture, son « destin ». Elle y entre, marquée par son enfance au Gabon : « Si je n’avais pas grandi dans ce pays, dit-elle, dans cette ville, dans cette famille, dans cette école, avec ces amis, je ne serais pas devenue écrivain. Ce n’est pas un auteur qui m’a donné envie d’écrire. C’est mon enfance, sûrement. » Pour comprendre ce qui est arrivé à son pays depuis l’indépendance, Bessora explore le monde d’Elf, l’entreprise pétrolière française à qui elle consacre sa thèse en anthropologie. Son avant-dernier roman, Petroleum (Denoël, 2004), est une plongée dans la galaxie Elf.
Pourquoi cette fascination pour le monde pétrolier ? La romancière s’explique : « C’est éminemment romanesque, parce qu’au Gabon et dans le Gabon pétrolier, il y a un mélange de cynisme absolu, de barbarie financière et de poésie. » Sans être militante – elle se méfie beaucoup des militants -, Bessora, au-delà du plaisir des mots, est habitée par un rêve : rendre le monde plus beau, plus humain, plus vrai. Un rêve qui passe par un travail de mémoire, c’est-à-dire « ce qui se transmet, ce qui nous permet de ne pas nous couper de notre histoire ».

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