Wade le vrai bilan

Croissance soutenue, endettement réduit, investissements records Le volontarisme du président semblait produire des miracles. Et puis, en 2006, la machine s’est enrayée. Trou d’air passager ou retombées de la multiplication des grands travaux ?

Publié le 5 février 2007 Lecture : 9 minutes.

Le président Abdoulaye Wade devrait se faire du souci. La grogne à l’égard de la politique économique et sociale de son gouvernement est en train de faire tache d’huile et pas seulement pour des raisons préélectorales. Ici, les étudiants font grève, leurs bourses n’étant pas payées ; là, ce sont les professeurs qui se croisent les bras depuis des mois pour obtenir une amélioration de leurs rémunérations ; ailleurs, ce sont les élèves-policiers qui protestent contre l’absence de salaire depuis onze mois. L’État a accumulé jusqu’à trois trimestres de retard pour le paiement des loyers administratifs au grand dam des propriétaires. Quant aux bailleurs de fonds internationaux les plus fidèles, l’Union européenne, le Canada et les Pays-Bas, ils se font désormais tirer l’oreille pour apporter l’aide financière que demande le Sénégal afin de boucler son budget en difficulté.
Jusqu’à présent, le bon élève sénégalais ne s’attirait que des félicitations. Une croissance moyenne du produit intérieur brut de 5 % par an avec des pointes à plus de 6 % les belles années, un endettement réduit à 18 % du produit intérieur brut (PIB) après annulation de la dette pour bonne conduite, une inflation inférieure à 2 % et une remarquable amélioration des rentrées fiscales ont permis aux gouvernements d’Abdoulaye Wade de faire passer le taux d’électrification rurale de 6 % en 2000 à 12,5 % en 2004, de consacrer la moitié du budget à l’éducation et à la santé, de doubler les investissements publics en six ans et d’attirer chaque année deux fois plus d’investissements privés qu’avant 2000.
Le cercle vertueux semblait tellement assuré que, l’an dernier, le gouvernement sénégalais a décidé, sous les applaudissements, d’abaisser l’impôt sur les sociétés de 33 % à 25 %. L’orthodoxie et la sagesse de sa gestion semblaient récompensées.
Mieux, le président Wade a pris conscience que ce rythme de croissance plus qu’honorable ne suffisait pas pour que son pays accède au statut de pays émergent vers 2015, ni même pour qu’à cette date soit réduite de moitié la pauvreté sévère qui frappe un Sénégalais sur deux.
Il a donc décidé, dès 2005, une « stratégie de croissance accélérée » privilégiant cinq « grappes » d’activités qualifiées de porteuses : tourisme-artisanat d’art-industries culturelles ; agro-industrie et agroalimentaire ; technologies de l’information et de la communication ; industrie textile et habillement ; produits de la mer.
Ce volontarisme, qui tranche avec l’immobilisme des présidences Diouf (1981-2000), a été renforcé par le lancement en rafale de grands chantiers pour accompagner le développement attendu et multiplier ainsi les emplois dont la jeunesse sénégalaise a un besoin urgent. Autoroutes, ports, mines, voies ferrées, zone d’activité de haut niveau à la place de l’actuel aéroport de Yoff, nouvel aéroport à Ndiass et même une nouvelle capitale à 120 km au nord-est de Dakar ont été décidés pour donner au Sénégal les bases d’une croissance moins sensible aux chocs de la météo et aux aléas internationaux. De la belle ouvrage manifestement fondée sur une vision à long terme de l’aménagement de l’espace et des évolutions dans le temps des activités.
L’année 2006 a mis à mal ce beau scénario. Avec une croissance estimée entre 3 % et 3,5 %, le compte n’y est plus. Comment le Sénégal a-t-il pu réaliser l’un des taux les plus faibles d’Afrique occidentale, alors qu’il figure parmi les pays les plus subventionnés au monde avec 100 dollars d’aide par habitant et par an, quand le reste de l’Afrique se contente de 32 dollars ?
Tout indique que la crise des Industries chimiques du Sénégal (ICS), la question énergétique et les grands travaux n’ont pas été gérés de façon optimale.
Premier couac : ayant tardé à redresser les ICS en faillite (200 milliards de F CFA de dette cumulée) et à leur trouver un repreneur privé, le gouvernement n’a pu que subir l’arrêt de leur activité pendant plusieurs mois par la justice ; il en a coûté entre 1,5 et 2 points de croissance, ce qui est énorme et souligne la sous-industrialisation du pays.
Deuxième choc : la flambée des cours du pétrole (+ 169 % entre 2003 et 2006 et 0,4 point de croissance en moins) a mis en difficulté la Senelec (électricité) et la Sar (raffinage), auxquelles l’État a interdit de répercuter la hausse du coût des importations pétrolières, tout en leur promettant des subventions qui ne sont pas arrivées à temps, provoquant des coupures d’alimentation électrique très pénalisantes pour les particuliers comme pour les entreprises en septembre 2006. Les subventions annuelles au secteur énergétique ont bondi de 10 milliards de F CFA à 100 milliards.
Troisième problème : le lancement précipité des grands travaux sans que leur financement ait été assuré par des bailleurs internationaux ou par des partenaires privés a obligé l’État à débuter les chantiers sur fonds publics, notamment l’autoroute Dakar- Diamniadio. D’autre part, la pagaille créée par ces innombrables chantiers simultanés paralyse la circulation, et certains experts ont évalué à un point de croissance en moins le prix à payer pour ces bouchons qui gâchent la vie des Dakarois.
Autant dire que ces surcharges ont creusé le déficit budgétaire qui avoisine désormais 5,5 % du produit intérieur brut (- 7,5 % hors dons) et provoqué des tensions de trésorerie sévères, au point que l’État sénégalais, qui payait ses dettes rubis sur l’ongle, a accumulé des arriérés de paiements estimés à 50 milliards de F CFA.
Abdoulaye Diop, ministre de l’Économie et des Finances, reconnaît que le choc pétrolier a posé un vrai problème au budget de l’État, qui voulait « éviter de répercuter cette hausse sur la population », mais, dit-il, « tout est en train de rentrer dans l’ordre ; nous attendons 49 milliards de F CFA de l’Union européenne, de la Banque mondiale et de la Banque africaine de développement. Nous avons absorbé le choc. Nos grands travaux sont tous budgétisés, et nous atteindrons en 2007 un taux de croissance de 7 % à 8 % ».
Tout le monde, tant s’en faut, n’est pas d’accord avec cette thèse du « trou d’air » passager et de la panne conjoncturelle venue de l’étranger. De plus en plus d’acteurs et d’experts estiment que l’économie sénégalaise est en train de déraper dangereusement pour des raisons de médiocre gouvernance.
Est-ce en raison de son âge qui le presse de bâtir ? Est-ce parce que plus personne ne s’oppose à ses projets même les plus risqués, comme celui de la nouvelle capitale ? Toujours est-il que le président sénégalais semble avoir confondu vitesse et précipitation dans la conduite de ses grands chantiers ou de son plan de Retour vers l’agriculture (Reva). (Voir p. 68)
Un observateur très impliqué estime que les effets de cette impatience risquent, à terme, d’être ravageurs pour les finances publiques comme pour les investissements privés, car, dit-il, « certains chantiers démarrent sans études préliminaires, et les mauvaises surprises techniques, géologiques ou en matière d’infiltrations d’eau sont inévitables, ce qui se traduira par des surcoûts. Dans des pays matures comme l’Australie ou le Royaume-Uni, la facture finale d’une grande infrastructure – le stade Wembley à Londres, par exemple – peut augmenter de plus de 40 %. C’est dire que l’enveloppe de 200 milliards de F CFA prévue pour le futur aéroport Blaise-Diagne, à Ndiass, a peu de chances d’être respectée ». Un doublement de la facture n’est pas à exclure.
Comment bien négocier quand on est pressé ? Comment résister aux prétentions d’un entrepreneur du BTP quand on lui demande de préfinancer la construction de l’ouvrage qui lui sera forcément confiée ? Si la moitié seulement des 137 petits et grands projets d’Abdoulaye Wade (voir p. 67) connaissait de telles dérives inflationnistes, l’impasse financière serait inévitable.
Pour aller vite et ne pas se laisser engluer dans les procédures administratives, le président a choisi de court-circuiter les ministères et de multiplier les agences (Apix, Anoci, agences pour les victimes des inondations, pour les cases des tout-petits, pour le bissap, etc.). Les opposants dénoncent les arrière-pensées politiques de ces audaces administratives d’Abdoulaye Wade, qui a gardé ainsi la haute main sur des chantiers susceptibles d’avantager telle ou telle « clientèle ».
La Banque mondiale estime que les dépenses de ces agences spécialisées, toutes placées sous la houlette présidentielle, représentent 10 % du budget du Sénégal. L’opacité résultant de l’absence de contrôle parlementaire a priori sur ces dépenses a été aggravée par le fait que la moitié des marchés publics sont signés sans mise en concurrence, mais de gré à gré.
« Malgré les avancées de la Stratégie de croissance accélérée, malgré le dialogue de qualité que nous menons avec le gouvernement et malgré la réduction de l’impôt sur les sociétés, nous disons que la gouvernance économique a pâti de ce manque de transparence pendant les six ans écoulés », juge Mansour Cama, président de la Confédération nationale des employeurs du Sénégal (Cnes), la formation patronale la plus indépendante du pouvoir. « Dans le secret de mon bureau, poursuit-il, les chefs d’entreprise me parlent de plus en plus des demandes dont ils font l’objet en échange d’un marché ! »
Effectivement, il ne se passe guère de jour sans que la presse d’opposition ne dénonce pots-de-vin, malversations ou détournements d’argent public. « Ces comportements nuisent à l’économie, commente Mouhammadou Mbodj, coordonnateur de Forum civil, section sénégalaise de Transparency International. Certes, il n’y a pas plus de corruption au Sénégal aujourd’hui qu’hier, mais il est regrettable que le pouvoir ne manifeste pas une réelle volonté de combattre un mal dont on connaît parfaitement les mécanismes. Le gouvernement a mis au point un nouveau code des marchés publics sous la pression des bailleurs de fonds, mais le président Wade ne l’a pas encore signé. Pour la première fois doit être créé un conseil de contrôle et de surveillance des marchés où siégera la société civile, mais il ne lui sera pas possible d’établir une liste noire des contrevenants. Une commission de lutte contre la corruption a été instituée ; mais elle n’a pas de pouvoirs d’investigation ni d’obligation de communiquer et se trouve placée sous l’autorité du chef de l’État, qui juge de la suite à donner. Autrement dit, ces progrès sont faits pour la galerie ! »
Personne ou presque ne conteste la pertinence des projets d’Abdoulaye Wade, mais ses manières expéditives et fort peu respectueuses de la légalité sont dénoncées, tout comme le mélange chaotique de libéralisme officiel et de keynésianisme omniprésent qu’il pratique. « La pêche et l’agriculture sont en train de s’effondrer, analyse un ancien ministre qui sait ce que compter veut dire. Le tourisme stagne autour de 400 000 vrais touristes. Les rares industries sont malades. Autrement dit, la base économique du pays s’effrite. Dans un premier temps, les grands travaux ont masqué cette réalité qui est en train de devenir évidente. Malheureusement, Wade veut des remèdes rapides à ces problèmes. C’est de là que vient la crise, car il s’est débarrassé pour cela des règles de bonne gestion, et l’administration n’est plus en mesure de s’opposer à ses oukases, tel le don de 4×4 avec chauffeur aux parlementaires. »
« Tous les repères sont faussés, poursuit-il. Pendant un an, les dépenses de l’avion présidentiel n’ont eu aucune couverture légale, et l’État débourse sans vrai contrôle au moins 50 milliards de F CFA pour la rénovation de la Corniche, alors qu’en 1997 il s’était interdit pendant deux ans de toucher aux 50 milliards donnés par Taiwan, jusqu’à ce qu’un plan en bonne et due forme ait été adopté pour organiser la dépense de cette somme. »
Quel que soit le vainqueur de l’élection présidentielle, dont le premier tour est prévu le 25 février, le Sénégal ne fera pas l’économie d’un assainissement de ses comptes et de sa gouvernance s’il ne veut pas détraquer définitivement ses institutions et sa croissance.
Certes, les donateurs internationaux ne laisseront pas tomber leur « chouchou » d’Afrique de l’Ouest grâce à l’entregent d’Abdoulaye Wade, qui a su séduire aussi bien l’Américain George W. Bush que l’Iranien Mahmoud Ahmadinejad.
Il n’empêche que l’énergie d’un seul homme, fût-il omnipotent, ne suffit pas à dissuader les jeunes Sénégalais de fuir la misère en risquant leur vie sur des embarcations de fortune. Il y faudrait les efforts de toute une nation. Qui saura mobiliser celle-ci ?

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