Les secrets d’Addis

Comme prévu et malgré quelques compromis hâtifs, le 8e sommet a décidé de ne rien décider. Mais que d’efforts, de tractations et de subtilités pour éviter d’aborder les sujets qui fâchent.

Publié le 5 février 2007 Lecture : 8 minutes.

Lundi 29 janvier, 15 h 30, entrée principale du bâtiment de la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies (CEA), Addis-Abeba. Les chefs d’État viennent de sortir de leur premier huis clos – celui qui s’annonçait le plus tendu de ce 8e sommet ordinaire de l’Union africaine (UA). Rires, poignées de main. Ils peuvent en effet se féliciter. L’élection du nouveau président en exercice s’est révélée beaucoup moins délicate que prévu. Le président soudanais, Omar el-Béchir, avait pourtant fait savoir qu’il tenait à être choisi, puisque promesse lui en avait été faite un an plus tôt, lors du sommet de Khartoum. Mais la situation au Darfour est loin d’être réglée, la communauté internationale entretient des relations glaciales avec le Soudan, tout comme le Tchad, qui avait menacé de se retirer de l’UA si Béchir était élu. Pour bon nombre de dirigeants, il était hors de question d’envisager sérieusement une présidence soudanaise, sous peine de saper les bases de crédibilité naissante de l’organisation. Encore fallait-il trouver une porte de sortie acceptable pour se dédire de la promesse écrite noir sur blanc un an auparavant.
Depuis plusieurs semaines déjà, Alpha Oumar Konaré, le président de la Commission de l’UA, s’enquérait des candidatures possibles. En Afrique de l’Est, région qui réclame la présidence pour ne l’avoir pas encore assumée, difficile de trouver un homme providentiel. La République démocratique du Congo vient de s’éveiller, pas la peine d’alourdir son fardeau en choisissant le Rwandais Paul Kagamé, avec qui le dialogue peine à se normaliser. L’hôte du sommet, Mélès Zenawi, lui, est militairement engagé dans un conflit régional. Le Tanzanien Jakaya Kikwete présentait un bon profil, mais il n’est président que depuis un an (il conserve néanmoins toutes ses chances pour l’an prochain, puisque cette fois-ci, c’est promis-juré, la présidence tombera dans des mains est-africaines). Heureuse coïncidence : le 6 mars prochain, le Ghana fêtera le cinquantième anniversaire de son indépendance – la première qui a redonné sa fierté à l’Afrique subsaharienne. Il n’en fallait pas plus pour que le choix de John Agyekum Kufuor soit adopté unanimement. À force de consultations préliminaires, et grâce à l’intervention finale du président sud-africain Thabo Mbeki auprès d’Omar el-Béchir, « l’Union africaine a fait preuve de sagesse », remarque un observateur occidental. L’image – à tout le moins – est sauve. L’enjeu n’était pas négligeable.
Car il en allait, aussi, des relations de l’Union avec ses partenaires extérieurs. Présentée comme un outil de promotion de la démocratie et de bonne gouvernance, l’UA se veut également la vitrine du continent. Les efforts commencent à porter leurs fruits, et les personnalités présentes à Addis-Abeba, comme lors des dernières éditions, témoignent de la crédibilité acquise par l’organisation. On a ainsi pu croiser Romano Prodi, le chef du gouvernement italien, Louis Michel, le commissaire européen au Développement et à l’Aide humanitaire, le Palestinien Mahmoud Abbas, Jendayi Frazer, la sous-secrétaire d’État américaine aux Affaires africaines, ainsi que, pour la première fois, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan et le nouveau secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, qui a choisi le continent pour sa première tournée officielle. Tous se sont réjouis de l’élection de John Kufuor.
Un choix dont se félicitent, en riant, ce dernier ainsi que ses pairs réunis sur le parvis du centre de conférences, le 29 janvier à 15 h 30. Kufuor se dirige vers son homologue congolais et prédécesseur, Denis Sassou Nguesso. Embrassades, rires, félicitations. À quelques centimètres, Idriss Déby Itno – probablement le plus heureux du revers infligé à Béchir -, se mêle aux réjouissances.
Seul Thabo Mbeki, entouré uniquement de sa ministre des Affaires étrangères et de sa proche conseillère, se tient à l’écart. La scène est à l’image des deux jours de débats qui se termineront tard dans la soirée du 30 janvier. Le chef de l’État sud-africain était de toutes les discussions, de toutes les décisions majeures, de toutes les prises de bec, aussi. Presque à chaque fois, il a fait prévaloir ses vues. Une rallonge de budget au parlement panafricain, sis à Midrand ? Accordé. Un report du débat sur le gouvernement de l’Union ? Accordé. La saisine du Conseil de paix et de sécurité sur le conflit tchado-soudanais ? Accordé. La puissance sud-africaine s’est encore fait sentir, et pas forcément pour le plus grand bonheur de certains, qui jugent néfaste la mutation de ce leader économique incontestable en un porte-parole contesté de l’Afrique. Les positions idéologiques sur des enjeux de société ou les points de vue sud-africains sur la méthode à employer pour réformer l’UA ne sont pas ceux de tout le continent. Lors du débat sur les États-Unis d’Afrique, à Addis-Abeba, le pragmatisme anglo-saxon a battu en brèche l’utopisme de l’Afrique de l’Ouest.
Avec l’élection à la présidence, la réforme des institutions de l’UA constituait en effet l’autre gros dossier de ce sommet. Un dossier qui se décomposait en réalité en deux volets : les propositions pour le gouvernement de l’Union – le plan Obasanjo, destiné à accélérer la mise en place des États-Unis d’Afrique -, et celles d’Alpha Oumar Konaré, portant sur la réforme de la Commission. La montagne a accouché d’une souris : les chefs d’État ont décidé de prendre le temps de la réflexion, et de se retrouver dans six mois à Accra pour aborder le fond de la question.
En juillet 2006, à Banjul, le président nigérian Olusegun Obasanjo avait pris tout le monde de court en remettant à ses pairs un épais document – en anglais – recommandant la mise en place rapide « des États-Unis d’Afrique ». Étonnement de Thabo Mbeki, qui refuse de se prononcer sur un texte qu’il ne connaît pas, et qui, de surcroît, porte atteinte à la souveraineté nationale. Pour ne froisser personne, on convient d’en rediscuter. Obasanjo peaufine sa deuxième mouture. La soumet au Conseil exécutif extraordinaire du 18 novembre 2006 d’Addis-Abeba. Mais les ministres ne parviennent pas à un consensus.
Personne ne se fait trop d’illusions lorsque les débats reprennent, pendant le sommet, entre chefs d’État, le matin du 30 janvier. Obasanjo n’est même pas dans la salle. Konaré se livre à un baroud d’honneur, dramatise, présente l’intégration comme une ardente obligation : « Sinon, notre UA court le risque d’une désintégration pure et simple. » Les « souverainistes pragmatiques », emmenés par Thabo Mbeki, estiment le débat prématuré. Leur credo est simple et cohérent : il faut marquer une pause, consolider l’existant, au lieu de se perdre en digressions. Abdoulaye Wade ne l’entend pas de cette oreille. Par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Cheikh Tidiane Gadio, il revient à la charge, et suggère que ses pairs se penchent plus sérieusement sur la question, et organisent un séminaire portant exclusivement sur les États-Unis d’Afrique, en marge d’Accra. Le Nigeria, les pays francophones d’Afrique de l’Ouest, le Tchad et la Tunisie appuient son idée. Kadhafi prend alors la parole, et propose un sommet extraordinaire, à Syrte, en septembre. Ses pairs feignent poliment de ne pas l’entendre. Il revient à la charge trois fois, appuyé par Konaré. En vain. Tout se jouera donc lors du sommet d’Accra. Mais le débat a mis en évidence une nouvelle fois le clivage profond qui traverse l’organisation. Les panafricanistes utopistes – Konaré, Obasanjo, Wade, les autres leaders ouest-africains et Kadhafi – sont minoritaires. Parviendront-ils à inverser la tendance en six mois ?
L’autre point épineux « évacué » par le sommet concernait la réforme de la Commission. Installée en 2004, censée être l’embryon d’un exécutif supranational, elle a connu des ratés. Ce n’est pas une équipe, son président n’a pas autorité sur des commissaires spécialisés et inamovibles. De plus, les rapports entre la présidence et la vice-présidence, qui a la haute main sur les finances et l’administration, sont beaucoup trop compliqués et engendrent des tensions. Konaré souhaite modifier les modalités de nomination des commissaires, et clarifier les rôles respectifs du président et du vice-président. Et pense qu’il serait préférable de redessiner les contours de la Commission avant l’élection de la nouvelle équipe, en juillet, pour donner à son successeur les moyens d’affirmer son autorité sur son équipe. Konaré soumet donc une série de propositions au panel des dix chargé d’élaborer les modalités de désignation de la nouvelle Commission. Elles sont retoquées par le Conseil exécutif du 27 janvier 2007, comme elles l’avaient été une première fois le 18 novembre 2006. Les ministres ne veulent pas se laisser dicter le tempo. Pour sauver les apparences, un compromis est imaginé : les idées de Konaré seront examinées « tranquillement » et rediscutées « en temps utile », à Accra À l’issue des délibérations, le système actuel est maintenu : les commissaires continueront à être élus et spécialisés, la vice-présidence demeure inchangée. On fixe des dates butoir pour le dépôt des candidatures : les pays ont jusqu’au 30 mars 2007 pour soumettre les noms des prétendants à la présidence et à la vice-présidence de la Commission, et jusqu’au 15 avril pour les huit commissaires. Maigre motif de satisfaction pour Konaré : son projet de Charte africaine des droits de l’homme, de la démocratie et de la bonne gouvernance, qui avait suscité de vives frictions a Banjul, a fini par être adopté, malgré les réserves de l’Égypte et de la Libye. Dans les couloirs, les diplomates occidentaux venus en observateurs esquissent un sourire de contentement : l’UA a envoyé un signal de maturité à la communauté internationale, et confirmé son ancrage démocratique.
Le sommet d’Addis-Abeba restera comme celui des compromis. L’Afrique a fait l’économie de psychodrames inutiles. Un cycle s’achève, celui de la présidence de Konaré. Le sommet d’Accra s’annonce cependant bien délicat. L’identité de celui qui aura la lourde tâche de poursuivre l’élan impulsé par le Malien n’est pas encore connue. La logique voudrait que la charge échoie à un ressortissant de l’Afrique australe. Le nom de Joaquim Chissano, l’ancien président mozambicain, revient avec insistance. Mais les chefs d’État de l’UA, qui aimeraient marquer une pause dans l’intégration, voudront-ils prendre le risque d’une solution « Konaré bis », en désignant un de leurs anciens pairs ? Ne préféreront-ils pas changer de méthode, installer aux commandes un fonctionnaire ou un diplomate plus docile, avec lequel ils entretiendraient des rapports plus apaisés ?

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