Un franc n’est plus que la moitié d’un franc

Publié le 5 janvier 2004 Lecture : 6 minutes.

Encerclé par une meute de photographes, le ministre camerounais des Finances lit son communiqué d’une voix monocorde : « Les chefs d’État et de gouvernement de la zone UMOA et BEAC ont marqué leur accord pour modifier la parité du franc CFA, qui s’établit désormais à 100 F CFA pour 1 FF, à compter du 12 janvier 1994 à 0 heure. » Il est 20 h 50, à l’hôtel Méridien-Président de la capitale sénégalaise. Antoine Ntsimi vient officiellement de mettre fin à quarante-six ans de parité fixe entre le franc français et le franc CFA.
Les chefs d’État, après dix-sept heures de huis clos « éprouvantes », se sont quant à eux éclipsés en catimini. Après Antoine Ntsimi, Michel Roussin, le ministre français de la Coopération, Michel Camdessus, le directeur général du Fonds monétaire international (FMI), un représentant des Comores, et Charles Konan Banny, le gouverneur de la BCEAO, prononcent à leur tour de courtes allocutions. Tous parlent avec émotion. Le patron du Fonds, visiblement troublé, abandonne même la lecture de sa déclaration officielle pour saluer « du fond du coeur, le courage des présidents et leur esprit de solidarité ». En un quart d’heure, après plusieurs mois de folles rumeurs, l’enterrement de l’« ancien CFA » est achevé. Ite, misa est…

Le dimanche 9, prétextant une réunion d’Air Afrique, les chefs d’État affluent vers Dakar. Mais le sort de la compagnie aérienne panafricaine, déjà scellé, ne les préoccupe guère. En fait, le président sénégalais Abdou Diouf, dès le 20 novembre, a eu l’idée d’utiliser ce prétexte pour convoquer un sommet sans précédent. Le lundi 10, deux heures avant le début des discussions, il s’entretient avec certains de ses invités, dont Omar Bongo. Conversation de dernière minute pour tenter de convaincre le Gabonais que l’on dit toujours très hostile à la dévaluation ? Depuis quelques jours, Diouf, jusqu’ici partisan du statu quo, a abandonné la lutte. Au cours des diverses rencontres, il adoptera d’ailleurs une attitude de médiateur. Bongo semble, en revanche, bien décidé à ne pas se laisser faire. Le soir de son arrivée, le 9 janvier, il discute pendant deux heures avec le conseiller de François Mitterrand pour les affaires africaines, Bruno Delaye. Dans la nuit du 10 au 11, ce sera au tour de Roussin d’abandonner son dîner pour tenter de convaincre le président gabonais. L’entretien durera jusqu’à minuit.
Lorsque le sommet s’ouvre officiellement, lundi à 16 heures, les jeux restent ouverts. La réunion commence par un huis clos présidentiel. Dans le hall monumental du Méridien-Président, Roussin, encadré par Jean-Michel Sévérino, son directeur du développement, et par Jean-Marc Simon, son directeur adjoint de cabinet, lèchent les vitrines. Une heure s’écoule. Puis, accompagnée de Michel Camdessus et de Katherine Marshall, la directrice Sahel de la Banque mondiale, la délégation française rejoint le premier étage. C’est là, dans deux salles qui se font face, que se jouera le sort du franc CFA. Dans la première se trouvent les chefs d’État ; dans la seconde, les bailleurs de fonds attendent d’être convoqués. « Ce sont eux qui décident pendant que nos chefs d’État tapent le carton », ironise un reporter sénégalais.
À 19 heures, Roussin, Camdessus, Noyer et Marshall gagnent la salle de conférences pour en ressortir, cinq minutes plus tard, sourire aux lèvres. « Grand succès », lâche, sibyllin, le ministre français. Dans les rangs des journalistes, on croit alors la partie gagnée. Mais il faut vite déchanter. Les allers et retours se multiplient, les visages se contractent et l’attente se prolonge.

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De suspensions de séance en tractations parallèles dans les salles attenantes, la tension monte d’un cran. Si les quatorze membres de la zone franc se sont accordés très rapidement sur le taux de la dévaluation, les discussions achoppent sur les mesures d’accompagnement. Lorsque, à 22 h 10, Roussin et Camdessus sont rappelés d’urgence dans la salle des chefs d’État, le dénouement semble enfin proche. Erreur. Moins d’une demi-heure plus tard, à la stupéfaction générale, la séance est ajournée. « Nous n’avons pas fini nos travaux, qui reprendront demain », déclare, laconique, Abdou Diouf. Sans un mot, les chefs d’État regagnent leur chambre.
Une bonne partie de la nuit, ils passeront de suite en suite. Bongo sait qu’il a perdu, mais il fait de la résistance pour obtenir le maximum de compensations, et aussi parce qu’il ne lui déplaît pas d’agacer ces Occidentaux qui imposent leur diktat. À Paris, on suit de très près l’évolution de la situation. Mardi matin, avant la reprise, le Premier ministre Édouard Balladur téléphone à Dakar.
« Nous sommes optimistes, lui dit alors Roussin. Le sommet devrait s’achever vers 13 heures. Mais nous n’excluons pas des complications de dernière minute. »
La séance reprend à 10 heures. Un peu plus tôt, tous les transferts bancaires ont été suspendus. « La spéculation se déchaînait », expliquera plus tard Charles Konan Banny. Comme la veille, les chefs d’État se réunissent d’abord à huis clos dans une salle de conférences, tandis qu’à une vingtaine de mètres de là, au bout d’un large couloir recouvert d’une épaisse moquette, ministres africains des Finances, délégation française, FMI et Banque mondiale s’installent dans les fauteuils en cuir beige d’un immense salon d’attente. Personne ne sait pour combien de temps. Les chefs d’État semblent décidés à quitter Dakar en fin d’après-midi.
Condamnés à ne rien faire, les membres des délégations trompent leur impatience en grignotant des croissants. De temps à autre, un chef de protocole surgit de la salle des chefs d’État, traverse le couloir à grands pas et vient réclamer un ministre, les Français ou les institutions financières. Pendant qu’ici croît une certaine irritation, là-bas, dans la salle des présidents, Mohamed Djohar s’énerve : « Je refuse de dévaluer de 50 % ! » Le président comorien menace de faire échouer les négociations. In extremis, on lui accorde donc une remise de peine : le franc comorien ne sera finalement dévalué que de 33 %.

Les discussions reprennent. Les chefs d’État, acculés à adopter une mesure dont ils ne veulent pas et qui les effraie, exigent des garanties et des engagements concrets. En début d’après-midi, Roussin est à nouveau convoqué avec le directeur du Trésor. Ils donnent des chiffres, précisent des délais. La veille, pour lever toute équivoque sur la détermination française à mener à bien la dévaluation, le ministre français a montré aux chefs d’État des extraits de correspondance entre Édouard Balladur et François Mitterrand. « La preuve, selon Roussin, que Paris parle d’une seule voix et que le dossier a été étudié en détail au plus haut niveau. » Une manière comme une autre aussi de signaler aux amis de Jacques Foccart et de Fernand Wibaux (les deux conseillers de Jacques Chirac ont, jusqu’à la dernière minute, encouragé les chefs d’État à refuser la dévaluation) qu’il n’y a pas d’échappatoire.
Vers 15 heures, les Français en ont définitivement terminé. Pendant qu’ils se dirigent vers le snack de la piscine, Michel Camdessus, très décontracté, accompagné de Katherine Marshall, entre à son tour en scène dans la salle du sommet. Lui aussi a choisi de rassurer : longuement, il déclare s’être personnellement battu pour obtenir du FMI des ressources exceptionnelles pour l’Afrique : 3 milliards de FF pendant trois ans.

Puis les chefs d’État se concertent à nouveau. 16 heures, 17 heures, 18 heures… Le protocole annule tous les vols de départ prévus dans la soirée. Hagards, les journalistes affalés depuis près de dix heures dans le couloir s’affolent : « Ça y est ! Ils vont refuser de dévaluer ! » Le cas de figure semble d’autant plus fou que toute la journée radios et agences de presse se sont succédé pour anticiper l’annonce officielle d’une dévaluation de 50 %.
Vers 20 heures, enfin, ministres et délégués s’agitent en tous sens. Photographes et cameramen bondissent, aussitôt stoppés par un cordon de militaires en treillis. Impuissants, ils regardent les chefs d’État disparaître un à un dans l’ascenseur. Et ce n’est que lorsque tous sont partis que la presse est aimablement conviée à la présentation des communiqués finaux. Pour entendre ce que tout le monde attendait dès l’ouverture du sommet. « Deux jours, résumera un confrère, pour avoir la confirmation qu’il n’y a pas eu de miracle… »

* Cet article est paru dans Jeune Afrique n° 1724, du 20 au 26 janvier 1994.

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