« Nous ne sommes pas dans le politiquement correct »

Publié le 5 janvier 2004 Lecture : 5 minutes.

Sohane, 17 ans, est morte le 4 octobre 2002, brûlée vive par un garçon de 19 ans dans un local à poubelles de la cité Balzac, à Vitry-sur-Seine (banlieue parisienne). Brusquement, l’opinion publique française découvre un cancer accroché à son flanc : l’extrême violence dans les cités urbaines. Le problème de la ghettoïsation, du repli communautaire et de la profonde inégalité entre les garçons et les filles couve comme un feu sous la cendre depuis plusieurs années.
Le mouvement « Ni putes ni soumises » est né avant la mort de Sohane, même si celle-ci est emblématique de son combat. La « Marche des femmes des quartiers pour l’égalité et contre le ghetto », grande mobilisation qui s’est déroulée dans toute la France, en cinq semaines et vingt-trois étapes, est partie le 1er février 2003 de la cité Balzac. Son but ? Faire entendre le ras-le-bol des habitants des quartiers, leur droit de vivre sans être diabolisés, dénoncer la brutalité des rapports sociaux et ramener le dialogue pour davantage de parité.
L’ambition n’était pas trop vaste pour Fadela Amara, 39 ans, présidente de la Fédération des maisons des potes, une association créée en 1988 sous l’égide de SOS Racisme. Cette fille d’immigrés kabyles, intelligente et ultradynamique, connaît bien les cités pour avoir grandi à l’Herbet, l’un des grands ensembles d’immeubles de sa ville natale, Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). Résultat : la marche a été un véritable succès, qui a dépassé les prévisions les plus optimistes, puisque quelque 30 000 personnes ont défilé dans les rues de Paris le 8 mars 2003.
En avril 2003 est créée l’association Ni putes ni soumises. Fadela Amara poursuit maintenant le débat avec le gouvernement français pour trouver des solutions, qui passent par la rédaction d’un « guide d’éducation au respect », la création de cellules spécialisées pour les filles dans les commissariats de police et des lieux d’écoute dans les cités.
Fadela Amara répond aux questions de Jeune Afrique/l’intelligent.

Jeune Afrique/l’intelligent : Ni putes ni soumises… qui a trouvé ce nom ?
Fadela Amara : C’est moi, pour répondre à ceux qui clament « toutes des putes, sauf ma mère », et aux gens bien-pensants qui nous estiment victimes de notre propre apathie.
J.A.I. : Vous n’avez pas craint d’employer un « gros mot »…
F.A. : Non, je l’ai choisi exprès parce que c’est un slogan choc. Nous ne sommes pas dans le politiquement correct, ni dans le consensus mou.
J.A.I. : N’êtes-vous pas enfermée entre les deux bornes du « ni-ni » ?
F.A. : Entre ces deux extrêmes, il y a justement la possibilité pour des femmes et des jeunes filles de se reconnaître dans la lutte.
J.A.I. : Mais quelle est votre position vis-à-vis des femmes en dehors des cités ?
F.A. : Attention, Ni putes ni soumises n’est pas un mouvement de Beurettes qui se mettent en colère contre leur père, leurs frères, les mecs des cités ou l’islam. Il y a des filles et des garçons de tous âges et de toutes origines culturelles et sociales. Nous ne sommes pas des féministes mais un mouvement métissé, qui représente bien la société française.
J.A.I. : Ne craignez-vous pas, quand même, de faire peur aux hommes ?
F.A. : Il faut avouer que ce qui se passe depuis les années 1970 a provoqué chez les hommes un sentiment de victimisation. Pourtant, je persiste à penser que notre combat est universel. D’ailleurs, la notion de citoyenneté est asexuée.
J.A.I. : Vous êtes donc française avant d’être femme…
F.A. : Oui. La citoyenneté prime. Nous sommes des Françaises d’origine étrangère issues des banlieues.
J.A.I. : Avez-vous l’impression de combler un vide ?
F.A. : Nous avons été étonnées de l’élan de sympathie que nous suscitons. L’un des buts du mouvement est de libérer la parole, balayer la loi du silence. C’est un phénomène lié au 21 avril 2002 [élimination du candidat socialiste au premier tour de l’élection présidentielle au profit de celui d’extrême droite, NDLR). Les gens ont besoin d’en débattre.
J.A.I. : Comment analysez-vous cette présence de Jean-Marie Le Pen au second tour ?
F.A. : C’est un signe important. L’insécurité touche les gens des cités, cette majorité silencieuse prise en otage par une minorité agissante. La gauche n’a pas su répondre aux besoins de nos concitoyens.
J.A.I. : Dans votre livre, vous constatez que la dégradation des relations sociales est à mettre dans la liste des échecs de la gauche…
F.A. : Le propre d’une démocratie, et ce qui la rend intéressante, est l’alternance. La gauche a fait beaucoup en matière de politique de la ville et de lutte contre les discriminations. Mais, à un moment donné, elle n’a plus répondu aux attentes d’une partie de ses électeurs.
J.A.I. : Quelle est donc votre position par rapport aux partis politiques ?
F.A. : Au-delà de mon opinion personnelle, le mouvement est pluriopinions. Je ne crains pas la récupération, car nos sympathisants sont de droite comme de gauche ou sans opinion. Je n’appellerai jamais à voter pour qui que ce soit, sauf si la situation du 21 avril 2002 se représentait.
J.A.I. : Revenons à votre mouvement. Quel bilan tirez-vous des marches que vous avez organisées ?
F.A. : La condition des femmes en général est en régression. Elles ont perdu leur liberté et jusqu’au droit à la parole et au respect. Il va falloir se battre. Nous créons des comités partout en France. Le gouvernement participe à la création de points d’écoute destinés à reconstruire la mixité fondée sur le respect. Les femmes vont mettre en place des projets et amener les hommes à y participer. Ainsi le choc frontal pourra être évité et l’espace public ne sera plus occupé uniquement par les hommes.
J.A.I. : Que pensez-vous de la politique gouvernementale dans le domaine de la ville ?
F.A. : Le gouvernement connaît notre détermination. Il n’est pas question qu’il y ait encore des « affaires Sohane ». Lors de son université d’automne, qui s’est déroulée début octobre 2003, le mouvement Ni putes ni soumises a fixé les perspectives d’action. S’il n’y a pas de volonté politique d’agir dans les cités, chacun assumera ses choix. Pour le moment, je veux croire à la mise en place de moyens humains et financiers pour réprimer et prévenir la violence des jeunes.

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires