Mille cauris pour Kourouma !

Publié le 5 janvier 2004 Lecture : 3 minutes.

Kourouma nous quitte sur la pointe des pieds et au plus noir de la nuit, lassé non par la maladie, mais par la sottise qui règne dans son pays et par les balles qui sifflent dans les faubourgs d’Abidjan. On pense à Neruda rendant son dernier soupir au moment où, sous les bottes de Pinochet, la démocratie expirait au Chili. On pense à Stefan Zweig incapable de supporter un instant de plus l’air vicié de l’ère nazie. On pense à Kateb Yacine, à Tahar Djaout, à Rachid Mimouni, à Rabah Belhamri, toutes ces fines fleurs de la littérature algérienne emportées une à une par la bourrasque intégriste. On pense à Sony
Labou Tansi se consumant à mesure que couvait la guerre civile au Congo… Comme si, par une mystérieuse télépathie, le poète était destiné à ressentir dans sa chair les fièvres et les éruptions, les tumeurs et les commotions qu’éprouve sa société !
Les récentes convulsions de l’Afrique ont emporté bien de nos trésors et de nos rêves. Elles ont surtout emporté nos plus brillants écrivains. Ahmadou Kourouma s’en va alors que
nous n’avons pas fini de porter le deuil de Hampâté Bâ, de Sassine, de Ken Saro-Wiwa, de Senghor, de Mongo Béti et de bien d’autres encore. Son uvre est colossale et sa disparition lourde à porter, surtout dans l’exécrable contexte que l’Afrique connaît aujourd’hui. Lui que rien ne prédestinait à la littérature il fut mathématicien et assureur après avoir été tirailleur sénégalais , il nous a laissé une uvre profonde et originale qui détermine l’évolution de la littérature africaine francophone depuis
bientôt trente-cinq ans. Les Soleils des indépendances, son premier roman, constitue en effet une uvre refondatrice, un véritable point de repère pour les générations suivantes, en particulier pour William Sassine, Sony Labou Tansi et moi-même.
Un long silence sépare L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane et ce livre. La décolonisation achevée, l’Afrique n’avait plus rien à dire. La littérature, cette chose de l’homme blanc, cette « parole couchée sur du papier », pour parler comme Hampâté Bâ, ne lui servait plus à rien. Il ne lui restait plus qu’à retourner vers la musique, la peinture et la sculpture, ses modes d’expression traditionnels. C’est là que surgit
Kourouma avec du sang neuf et un souffle nouveau et c’est là que se régénère le roman africain. Tous ceux qui ont écrit après cela lui doivent quelque chose. Tous les Russes sont sortis du manteau de Gogol ? Eh bien, tous les Africains sont sortis du boubou de Kourouma.
D’ailleurs Kourouma n’était pas simplement un père littéraire, il était un père tout court. Il avait pour William Sassine et moi une profonde affection, une attention toute paternelle pour « ces deux enfants égarés », comme il se plaisait à nous appeler. Rien de mieux pour le prouver que cette croustillante anecdote.
Il y a quelques années c’est, je crois bien, la dernière fois que je le vis , nous nous retrouvâmes à Aix-en-Provence pour un colloque. Nous habitions le même hôtel. Le jour de mon départ, je passai dans sa chambre pour lui dire au revoir et me rendis aussitôt à l’aéroport de Marseille-Marignane. Quelques minutes avant l’enregistrement, alors que j’attendais confortablement dans un café, je le vis tout en sueur courir vers
moi : « Je savais que tu étais fou mais pas à ce point ! Tiens, voici ton billet d’avion
et ton passeport ! Tu les avais oubliés dans ta chambre Que vas-tu bien devenir quand je ne serai plus là ? »
J’ai perdu mon mentor.
Mille bénédictions sur sa tombe !

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