Mezri Haddad, ou le dilemme du savant et du politique

Publié le 5 janvier 2004 Lecture : 3 minutes.

Comme chacun sait, Le Savant et le Politique est le titre d’un impressionnant essai que Max Weber, le grand sociologue allemand, a consacré à l’éternel dilemme de l’intellectuel en politique. Pour son illustre commentateur Raymond Aron, qui a été lui aussi tiraillé entre action et réflexion, les vertus du politique sont incompatibles avec celles du savant : « On ne peut pas être en même temps homme d’action et homme d’études, sans porter atteinte à la dignité de l’un et de l’autre métier, sans manquer à la vocation et de l’un et de l’autre », écrit-il en introduction à cet essai. D’où cette question que je me pose : en rédigeant Non delenda Carthago. Carthage ne sera pas détruite, Mezri Haddad, philosophe tunisien, a-t-il agi en homme de science ou en homme politique ?
Il convient d’abord de mentionner la bien symptomatique indifférence avec laquelle certains journaux français habituellement friands des actualités du Maghreb et du monde arabe – ont accueilli l’essai, pourtant très riche en enseignements et en réflexion qui plus est remarquablement bien rédigé, de Mezri Haddad. Et pour cause, dans son essai à la fois polémique et analytique, l’auteur ne les a pas ménagés. Mezri Haddad n’a pas versé dans les attaques ad hominem ou dans la calomnie. Il a situé sa critique sur un niveau nettement philosophique. Il s’est interrogé sur la dérive totalitaire du journalisme à sensation par opposition au journalisme de réflexion : il y a, écrit-il, le « journalisme mineur ou inférieur… qui est une école de vulgarité et de décervelage » et le « journalisme supérieur, celui qui suscite chez le lecteur la réflexion plutôt que la passion, l’interrogation plutôt que l’acquiescement, la lucidité plutôt que l’émotion ». Le premier est « un cancer pour la démocratie » et le second « le poumon même de la démocratie ».
Cependant, une question me taraude depuis que j’ai lu ce livre, à la fois passionné et passionnant : pourquoi les oeuvres de haute qualité intellectuelle produites par des auteurs d’origine arabe ne trouvent-elles pas une audience légitime dans la presse écrite littéraire ou politique, encore moins dans les médias audiovisuels ?
Si, en France, on peut attribuer ces silences au syndrome post-colonial, qui conçoit mal d’apprendre quelque chose d’un ex-colonisé ou sur les anciens territoires colonisés, comment expliquer le silence des médias arabes et, mieux encore, la presse tunisienne, sachant qu’il traite de sujets sensibles touchant notamment à la situation politique de la Tunisie ? Si on excepte Jeune Afrique/l’intelligent, qui a été le premier à promouvoir la lecture de Non delenda Carthago, ouvrage qui « combat quelques idées reçues et suscite le débat » (n° 2184), en Tunisie, cet essai capital n’a eu droit qu’au « Smic » médiatique. À ma connaissance, le livre n’a été salué à sa parution que par un journal tunisien en employant une belle formule : « À près d’un siècle d’intervalle, encore un Haddad qui jette un pavé dans la mare. Il n’y est pas question d’émancipation de la femme, mais d’émancipation du débat politique. »
La psychologie arabe moderne n’a pas intégré la figure du libre penseur comme à l’époque médiévale, lorsque les mu’tazilites affirmaient librement leur hétérodoxie sur les questions les plus taboues du religieux. Les affaires publiques ne donnent lieu aujourd’hui, en terre d’Islam, qu’à des invectives et des partis pris passionnels et souvent violents. En effet, l’auteur, présentant sa démarche dans son introduction, décrit ainsi la fonction qu’il entend assumer en pourfendant les attitudes partisanes qui consistent à « donner raison à l’opposition, même lorsqu’elle a tort et blâmer le gouvernement même quand il a raison ». Ou l’inverse serait-on tenté d’ajouter pour rester dans le libre arbitre auquel il nous convie.
Avec la publication de Non delenda Carthago, assiste-t-on à la naissance d’un penseur politique ou à l’émergence d’un homme politique ? L’avenir nous le dira. Mezri Haddad est à la croisée des chemins. Les intellectuels maghrébins et français qui ont été impressionnés par la puissance de sa réflexion et la lucidité de son analyse seraient désolés si, par ambition ou opportunisme, il choisissait la carrière politique. Dans nos pays, celle-ci est ingrate, cruelle et parfois même tragique. Qu’il fasse donc le bon choix : rester le penseur politique, dont la Tunisie autant que l’ensemble du monde arabe ont si besoin en ces temps affligeants de perte de souveraineté, d’humiliations répétées, de misère intellectuelle et de carence politique.

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