Le remède pire que le mal ?

Le 11 janvier 1994, le franc CFA perdait 50 % de sa valeur. Dix ans après, les experts restent partagés sur le bien-fondé de cette mesure.

Publié le 5 janvier 2004 Lecture : 5 minutes.

Quel bilan tirer de la dévaluation du franc CFA ? Dix ans après, telle est la principale interrogation qui revient lorsque l’on s’adresse à des experts indépendants, qu’ils soient africains ou non. Même si tous s’accordent à dire que, en janvier 1994, une telle mesure était inévitable « car la France ne pouvait continuer indéfiniment à payer les salaires des fonctionnaires de la plupart des pays de la zone franc », comme le clame un banquier malien , le consensus sur ses bienfaits (ou ses méfaits) semble impossible.
« Il fallait y aller », affirme aujourd’hui encore Michel Roussin, à l’époque ministre français de la Coopération, qui fut chargé de mettre la décision en musique. Et comme l’a plusieurs fois souligné Pierre Messmer, ancien Premier ministre français, « une monnaie forte et stable impose aux faibles économies africaines des contraintes qui deviennent, à la longue, insupportables. Les déficits budgétaires ne peuvent être financés par la création de monnaie (la planche à billets) puisque les instituts d’émission de la zone franc, et d’abord la Banque de France, y veillent sévèrement. Accroître l’endettement extérieur est devenu impossible, les prêteurs, à commencer par la Banque mondiale, refusant non sans raison d’accorder de nouveaux prêts à des pays insolvables. La seule issue est l’endettement interne par l’accumulation des impayés. [] Quelle autorité peuvent avoir des gouvernements incapables de payer leurs agents et leurs fournisseurs ? »
Autre donnée qui a aggravé la crise dans les pays de la zone : la dégradation généralisée des termes de l’échange, qui ont baissé de 50 % entre 1985 et 1993. Il est vrai que, sur la même période, les cours des principaux produits d’exportation étaient nettement orientés à la baisse : un recul estimé à 50 % pour le cacao et le café, et à près de 25 % pour le coton. Enfin, pour couronner le tout, le franc français était à l’époque apprécié par rapport au dollar, ce qui entraînait mécaniquement une appréciation identique du franc CFA et une baisse des recettes d’exportation, les cours étant fixés en monnaie américaine.
Pour sortir d’une situation catastrophique que tout le monde connaissait, une seule option : la dévaluation. D’autant que, comme le soulignait à l’époque le Pr Patrick Guillaumont, spécialiste du développement, « sans l’appui de la Banque mondiale qui avait cessé tout concours, la politique d’ajustement sans dévaluation ne pouvait plus convaincre ». Il faut aussi ajouter que la zone avait perdu la confiance des opérateurs privés et que les capitaux la fuyaient massivement. Au cours du premier semestre 1993, ce sont en effet pas moins de 180 milliards de F CFA en billets 1 milliard par jour ! qui ont été échangés aux guichets de la Banque de France. Conséquence directe, et inquiétante pour une monnaie dite convertible : le 2 août 1993, Paris suspend l’échange de billets de francs CFA exportés en dehors de la zone franc. Un mois plus tard, ce sont les transferts bancaires qui sont soumis à un contrôle préalable. La disparition du président Houphouët-Boigny, début décembre 1993, ouvre la voie à une mesure censée relancer la croissance et permettre de lutter contre la pauvreté. Dix ans plus tard, où en sommes-nous ?
Les chiffres sont têtus, et le bilan loin d’être aussi satisfaisant que certains veulent bien l’affirmer. Plus de 45 % des habitants de la zone franc vivent aujourd’hui avec moins de 1 dollar par jour. Certains pays affichent des taux encore plus catastrophiques : le Mali (75 %), la Centrafrique (71,8 %), le Tchad (63,7 %), le Niger (62,1 %), le Burkina (59,9 %), le Congo (59 %) ou encore le Togo (58 %). En matière de croissance économique, la situation n’est pas des plus reluisante. Si l’on prend le taux moyen de croissance du Produit intérieur brut (PIB) en volume sur la période 1995-2002, on se rend compte que les trois meilleurs élèves Mali, Sénégal et Bénin atteignent à peine la barre des 5 %. Soit plus que le taux de croissance démographique, mais moins que les 7 % à 8 % requis pour faire reculer la pauvreté. La plupart des autres pays affichent un taux de 3 % alors que la Centrafrique est à 2 %, le Gabon à un bien décevant 0,6 %
À la décharge des parrains de la dévaluation, force est de constater qu’une conjonction de facteurs, pour la plupart non économiques, a largement entamé les retombées attendues d’un tel choc monétaire. Quasiment tous les pays de la zone à l’exception notable du Sénégal et du Mali ont en effet connu qui des soubresauts politiques, qui des coups d’État, sans parler de ceux qui ont vécu une ou deux guerres civiles comme le Congo-Brazzaville. Que dire en effet du Tchad, du Niger, de la Centrafrique ou de la Guinée-Bissau ? Sans oublier le Togo ou la Côte d’Ivoire, jadis locomotive de la zone, et qui est en ébullition depuis 1999.
De fait, au moins trois erreurs majeures ont été commises. D’une part, l’incroyable retard pris à imposer cette décision alors que les premières rumeurs concernant le changement de parité circulaient depuis 1988 ! Année après année, la situation s’est dégradée, les investisseurs gelant les projets lourds dans l’attente d’une plus grande visibilité, les banques appliquant des taux d’intérêt records de plus de 20 % dans une zone où l’inflation était quasi nulle. Résultat prévisible de ces atermoiements : au lieu d’une dévaluation de 10 % ou 20 %, c’est un véritable traumatisme qu’on a infligé à ces pays en réduisant de moitié la valeur de la monnaie. Ce qui a automatiquement entraîné un doublement du coût des importations dont certaines comme les médicaments ou le pétrole étaient quasiment incompressibles.
La deuxième erreur est liée directement au tropisme des technocrates, à l’époque aux commandes à Paris. Selon eux, une telle mesure devait immanquablement renforcer la compétitivité des économies de la zone franc. Vrai dans l’absolu, ce principe ne résiste pas à l’analyse de la structure des exportations africaines. Elles sont constituées pour l’essentiel de produits agricoles de rente dont les cours sont fixés à Londres le plus arbitrairement du monde, et au seul profit des lobbies du négoce. Même la Côte d’Ivoire censée, plus que tout autre pays, profiter de la dévaluation a vu la belle mécanique s’enrayer dès 1996. Cette année-là, Abidjan voit les cours mondiaux du cacao chuter alors que les prix d’achat aux producteurs sont garantis. L’économie boit la tasse. La baisse des recettes d’exportation entraînant la diminution des recettes fiscales, les déficits budgétaires se creusent. Enfin, on a sous-estimé la concurrence extérieure. Non seulement celle des pays voisins comme le Nigeria et le Ghana qui ont mis en uvre des politiques de baisse du taux de change qui ont rapidement annulé les effets de la dévaluation du franc CFA. Mais aussi la concurrence des pays asiatiques comme la Malaisie ou l’Indonésie qui, grâce à des stratégies commerciales très agressives, sont venus capter des parts de marché sur des produits de rente pour lesquels les Africains se croyaient imbattables.

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