La bataille du kif
Pour la première fois, une enquête donne une image précise de la culture du cannabis dans le Rif.
Pour accéder à la terrasse, il faut monter un escalier étroit. C’est d’ailleurs le cas pour toutes les petites gargotes situées autour de l’ancienne place du Fedan à Tétouan, dans le nord du Maroc. L’atmosphère est tellement enfumée qu’on peine à distinguer les visages. La pipe de kif (cannabis) fait le tour de la table. Cela fait partie de la tradition. On fume après le déjeuner, entre amis, en jouant aux cartes pour préparer la sieste. À Tétouan comme à Tanger ou à Al Hoceima, fumer du cannabis s’apparente beaucoup plus à une forme de convivialité qu’à une véritable consommation de drogue. À perte de vue, des champs verts s’étendent jusqu’à Ketama, haut lieu de la culture de cannabis au Maroc. Ici, presque tous les travailleurs des champs ont un « joint » aux lèvres, même les gamins. Pas de tabac, juste de l’herbe que l’on fume presque sèche. Naturellement.
Le discours sur l’éradication de la culture du kif n’est pas perçu de la même manière qu’à des centaines de kilomètres, à Bruxelles ou à Genève. Dans cette région, la tradition du kif résiste malgré la répression qui vise aussi les simples consommateurs. C’est aussi pour cette raison que, régulièrement, le nord du Maroc, particulièrement la région du Rif, continue d’inspirer moult rapports et études. Le dernier travail en date est une « Enquête sur le cannabis 2003 » réalisée par l’Agence pour la promotion et le développement des provinces du Nord (APDN) avec la collaboration de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC)(*).
C’est la première fois qu’un document aussi clair, avec une portée pédagogique manifeste, est produit dans un tel esprit constructif. Un bon exemple de coopération internationale, comme le souligne dans la préface du rapport Driss Benhima, directeur général de l’APDN. C’est également la première fois qu’une enquête de ce type est soutenue officiellement par l’administration marocaine. Des moyens technologiques perfectionnés ont été mobilisés. Les images prises par le satellite Spot 5 ont permis de dresser un portrait géographique très fin de la région ciblée.
L’enquête a été effectuée en juillet et août 2003 dans cinq provinces du nord du Maroc : Chefchaouen, Al Hoceima, Taounate, Larache et Tétouan, des régions enclavées mais très prisées par des Européens nostalgiques des « chemins de Katmandou ».
La superficie des cultures de kif, en hausse au cours des dernières décennies, représente environ 134 000 hectares, soit 27 % de la surface agricole utile dans la région enquêtée. La production de cannabis brut se situerait à 47 400 tonnes. La production potentielle de résine, quant à elle, serait de 3 080 tonnes. Par ailleurs, le chiffre d’affaires du commerce illicite engendré par le commerce du haschisch marocain est évalué à 114 milliards de dirhams (10 milliards d’euros), dont seulement 2 milliards restent dans le royaume.
Le territoire espagnol est le pôle de transit de la drogue marocaine à destination du marché de l’Europe occidentale. En 2002, 801 tonnes de haschisch ont été saisies, dont 735 tonnes en Europe – 551 tonnes rien que sur le territoire ibérique.
L’enquête rapporte également que 96 600 familles vivent de la culture de cette plante, soit 800 000 personnes. La production de cannabis constitue 51 % du revenu total annuel par famille, soit 20 900 dirhams (1 950 euros), ce qui est relativement insignifiant par comparaison avec les sommes énormes générées par le trafic international de drogue à travers le monde. C’est dans ce contexte que la notion de « coopération internationale », notamment avec l’Europe voisine, principale destination de la drogue marocaine, est mise en avant par le rapport comme un élément de réponse déterminant.
Le développement économique et social apparaît comme la pierre angulaire du travail à mener dans ces régions. Il s’agit de remplacer la contrainte par la coopération. Ne plus obliger les producteurs à abandonner la culture du cannabis, mais les associer à une entreprise de développement.
Se pose toutefois la question des cultures de substitution. La rentabilité du cannabis est nettement supérieure à celle d’autres productions agricoles, sept à huit fois celle de l’orge, par exemple. En culture irriguée, le cannabis devient douze à seize fois plus rentable que les céréales ou les légumineuses.
L’éradication du cannabis s’impose aussi pour des questions environnementales. Cette culture est responsable de la dégradation d’un écosystème déjà fragile, causant, par surexploitation, l’érosion des sols et la déforestation. La production de blé, d’orge et d’olives est à l’examen, mais d’autres problèmes sont à résoudre, comme ceux relatifs au morcellement des parcelles agricoles et à la structure foncière.
Le Maroc pourrait-il s’orienter vers une certaine libéralisation du système judiciaire et légal face à la culture et à la consommation du cannabis ? Aucune mention de cette question n’est faite dans le rapport, alors même que la dépénalisation de la consommation de cannabis est à l’ordre du jour en Europe.
Grâce à cette enquête, une première étape importante a donc été franchie dans la lutte contre la culture et le trafic du cannabis. De façon plus efficace que par le passé et avec l’aide de l’Union européenne, tant de fois promise mais jamais concrétisée.
Les autorités disposent dorénavant d’un outil précieux. Mais l’essentiel reste à faire : établir un plan d’action courageux – et réaliste – qui énoncerait des mesures concrètes tout en prenant en compte l’intérêt des agriculteurs. Car ils ne récoltent que les miettes des profits incommensurables engrangés par cette activité. Le problème n’est pas que dans les champs…
* L’enquête est téléchargeable en anglais et en français (48 pages) sur Internet : www.unodc.org
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