Fidel Castro

Quarante-cinq ans après son arrivée au pouvoir à La Havane, le Líder Máximo ne fait plusillusion. Pas même au sein de la gauche latino-américaine.

Publié le 5 janvier 2004 Lecture : 7 minutes.

Il y a quarante-cinq ans, Fidel Castro prenait le pouvoir et prononçait son premier grand discours. C’était le 8 janvier 1959, jour de son entrée triomphale dans La Havane. Une semaine plus tôt, la capitale cubaine était tombée aux mains des colonnes rebelles commandées par Ernesto (Che) Guevara et Camilo Cienfuegos. Ainsi prenait fin une guerre très sporadique déclenchée deux ans auparavant dans les replis de la sierra Maestra, à l’ouest de l’île. Fidel avait 32 ans, le Che 31 et Camilo 29.
Une révolution qui triomphe au nez et la barbe de l’impérialisme yankee, un peuple en armes, un dictateur en fuite, des guérilleros aux visages de Christ : tous les ingrédients étaient réunis, en ces temps de guerre froide, pour faire de Cuba un mythe. Et de son nouveau chef le héros d’un Tiers Monde en lutte. Une troisième voie semblait s’ouvrir entre social-démocratie ronronnante et communisme stalinien.
Mais, depuis ce jour glorieux où les Cubains pouvaient croire en des lendemains qui chantent, la roue de l’Histoire a beaucoup tourné. Pas moins de dix présidents américains sont passés à la Maison Blanche, le mur de Berlin s’est effondré et, avec lui, tout « l’empire » soviétique. Depuis la disparition de ce parrain généreux (les Russes subventionnaient leur allié en lui achetant son sucre au double de sa valeur et en lui vendant leur pétrole à prix discount), Cuba est entrée dans une période de pénurie généralisée dont elle n’est toujours pas sortie. À l’heure de la faillite de sa gestion bureaucratique de l’économie, Fidel Castro a pu, une fois encore, sauver la face. Car il avait un coupable tout désigné : l’embargo commercial des États Unis. C’est lui, n’en doutez pas, qui est responsable de toutes les privations qu’il impose à son peuple.

Étrange alliance que celle qui s’est nouée, il y a longtemps, entre des présidents américains otages de l’électorat anticastriste de Miami (George W. Bush plus encore que les autres) et un Líder Máximo assuré de ne jamais manquer de l’oxygène dont il a le plus besoin pour se maintenir au pouvoir : l’hostilité de la puissance impérialiste.
En Amérique latine, zone d’influence naturelle de la révolution castriste, les mouvements de guérilla inspirés de l’expérience cubaine ont échoué les uns après les autres. Dans le même temps, du Mexique au Chili, les dictatures étaient progressivement remplacées par des gouvernement élus. À la faveur de cet environnement politique recomposé, une nouvelle gauche a pu émerger, dont la figure emblématique n’est plus, ou de moins en moins, celle du Comandante. Elle aurait plutôt, ces derniers temps, les traits ronds et l’air enjoué du nouveau président brésilien. Plus encore que sa victoire électorale, c’est la façon dont Lula tient tête à l’expansionnisme américain en fédérant les intérêts régionaux qui est devenue la nouvelle source d’inspiration de la gauche latino-américaine. Le président brésilien a en outre le mérite de diriger, depuis plus de vingt ans, le plus grand parti de gauche du continent, au sein duquel cohabitent, parfois difficilement, d’anciens adeptes de la lutte armée et de récents convertis aux vertus du libéralisme.

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Un ex-guérillériste, le prêtre Frei Betto, qui fut emprisonné et torturé sous la dictature militaire brésilienne, est maintenant l’un des proches conseillers de Lula. « Aujourd’hui, explique ce religieux d’un genre particulier, la révolution n’intéresse plus que deux milieux : les fabricants d’armes et l’extrême droite. » Des propos qui ont dû mettre le Comandante en colère, lui qui n’a que le mot revolución à la bouche. Mais Frei Betto sait bien, puisque Fidel est son ami, ou l’a été, qu’il n’a jamais vraiment eu l’intention de faire triompher d’autres révolutions que la sienne. C’est d’ailleurs ce que pense le Salvadorien Joaquim Villalobos, qui a publié, le 14 octobre dernier, dans le quotidien El País, une sorte de bilan de la gauche latino-américaine. Pour cet ancien chef du Front Farabundo Martí de libération nationale (FMLN), qui mena une longue guérilla au Salvador dans les années 1980, la chose est entendue : Cuba est aujourd’hui un « obstacle » sur le chemin de la gauche, pas un « soutien ». « La politique de défense de Castro, explique-t-il, s’est articulée autour de deux axes : expulser les opposants pour éviter la résistance intérieure et faire en sorte que les États-Unis se focalisent sur d’autres pays d’Amérique latine. Les gouvernements Reagan (1981-1989) ont représenté le plus grand danger auquel Castro a été confronté depuis son arrivée au pouvoir. Car Reagan était prêt à envahir Cuba. Aussi les guerres au Salvador (1980-1992) et au Nicaragua (1979-1990) sont-elles devenues une question vitale pour Castro : elles compliquaient la politique de Reagan et évitaient qu’il concentre ses efforts sur Cuba. Les soutiens que nous avons reçus, nous autres guérilleros, relevaient d’une nécessité mutuelle. » Villalobos ne tient donc pas rigueur à Castro de l’avoir instrumentalisé. Il sait que, dans cette affaire, chacun a agi selon son intérêt propre : « Il n’y a pas de morale […], tournons la page ! » Pour lui, le problème est ailleurs. Il est dans ce lien affectif qui unit encore la gauche d’Amérique latine à Cuba (« le pays qui a aidé tous ceux qui combattaient les dictatures ») et qui l’empêche de faire son deuil du caudillisme. Pourtant, souligne Villalobos, la gauche a une occasion historique de gouverner depuis l’échec des régimes autoritaires de droite dans toute la région. Tel est le sens du débat actuel Lula-Castro. Actuel, certes, mais pas nouveau. Car il rappelle étrangement celui qui s’était instauré en 1970 après la victoire électorale du socialiste chilien Salvador Allende. À cette époque « les États Unis et Cuba ont convergé stratégiquement ». Washington ne voulait pas d’un gouvernement de gauche, et La Havane n’entendait pas que la gauche donne la priorité aux élections et devienne démocratique.

Castro s’est donc rendu au Chili et a passé un mois à exacerber les tensions, à radicaliser les foules. Il a même fourni des armes au Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), dont les militants, formés à Cuba, montaient toutes sortes d’actions violentes et de provocations. Dès lors, il ne restait plus aux États-Unis qu’à mobiliser la droite et à renverser le gouvernement. « Allende est mort en héros, mais Castro ne l’a jamais élevé au rang d’un Guevara. Castro veut que les partis de gauche soient en conflit permanent avec les États-Unis, cela lui permet de rester au pouvoir », conclut l’ancien guérillériste.
Conflit permanent, voilà le carburant dont il a besoin. Et si le Líder Máximo n’a jamais assoupli sa manière de gouverner, c’est parce que la révolution et le 8 janvier 1959 ont fait de lui, pour toujours, le héros incontesté d’une lutte sans fin contre l’impérialisme. Il n’a pas besoin de légitimation démocratique, celle de l’Histoire lui suffit. Cette date, il doit donc la célébrer, et la célébrer encore, quitte à pétrifier tout un peuple dans une même éternité révolutionnaire. Quitte, surtout, à maintenir le pays dans un état d’urgence permanent qui fait de chaque Cubain un « combattant héroïque » ou, à l’inverse, « un traître à sa patrie ». Le risque permanent d’invasion militaire américaine, sous lequel prétend vivre le régime castriste, y compris depuis la fin de la guerre froide, lui permet de traiter ses opposants en ennemis, car leurs critiques sont autant de menaces contre la sécurité intérieure.

C’est au nom de cette logique implacable qu’en avril dernier une vague de répression s’est abattue sur l’opposition pacifique au régime de Fidel Castro. Une trentaine de journalistes indépendants, parmis lesquels figurent le poète Raúl Rivero, ainsi qu’une quarantaine de membres du Projet Varela – cette pétition qui avait réuni, en 2002, plus de 11 000 signatures, comme l’exige la Constitution cubaine, pour obtenir la tenue d’élections libres -, ont ainsi été jugés et condamnés à des peine variant entre six et vingt-huit ans de prison. Ce durcissement brutal du régime a mis un terme aux minces espoirs de ceux, tels Jimmy Carter ou Danielle Mitterrand, qui croyaient encore à l’utilité d’une pression amicale sur Fidel Castro pour qu’il démocratise un peu son régime. Elle a surtout enlevé au leader cubain les rares soutiens (Union européenne, France) dont il bénéficiait depuis la fin de son amitié historique avec le Mexique. En effet, pour la première fois en cent ans de bonnes relations diplomatiques avec Cuba, le Mexique a voté, en avril 2002, une résolution de l’ONU condamnant les violations des droits de l’homme par le régime castriste.
Mais qu’à cela ne tienne, aussi insubmersible qu’irréformable, la révolution continue. Le 8 janvier 2004, des centaines de milliers de Cubains écouteront, des heures durant, les nouvelles tâches qu’aura fixées à « ce peuple combattant et martyr » son Líder Máximo, aujourd’hui âgé de 77 ans.
À des banquiers américains en visite dans l’île qui voulaient savoir ce qui se passera après la mort de Fidel, son frère Raúl, le dauphin présumé, a répondu qu’ « il est impossible de le savoir. On ne remplace pas un éléphant par cent lapins ».

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