Airbus sur un nuage

L’avionneur paneuropéen devance pour la première fois son rival américain Boeing. Et mise sur l’A-380 pour consolider sa position.

Publié le 5 janvier 2004 Lecture : 5 minutes.

Pour Airbus, l’année 2003 est à marquer d’une pierre blanche. Pour la première fois depuis sa création en 1970, l’avionneur paneuropéen a supplanté son rival américain Boeing, qui dominait la construction aéronautique mondiale depuis quatre-vingt-neuf ans. Et avec le lancement de l’A-380, l’avion commercial le plus gros et le plus cher jamais fabriqué, la compétition entre les deux mastodontes promet de devenir encore plus serrée, à l’instar des duels Coca-Cola/Pepsi, McDonald’s/Burger King ou encore Nokia/Motorola.
Au 31 décembre 2003, Airbus avait livré 300 appareils, contre 280 pour Boeing. Une différence énorme quand on sait que le prix minimal d’un avion s’élève à 50 millions de dollars et que, pour la seule année 2003, le total des ventes, tous constructeurs confondus, culmine à 33 milliards de dollars. Airbus, qui écoulait deux fois moins d’avions que Boeing il y a cinq ans à peine, peut d’autant plus se réjouir que son carnet de commandes comptabilise déjà cent vingt-neuf A-380, ce qui représente la moitié de ce dont il a besoin pour rentrer dans ses frais.
C’est en 2000 que la compagnie aéronautique civile, détenue à 80 % par le groupe European Aeronautic Defence and Space Company (EADS) et à 20 % par British Aerospace, a annoncé le lancement de ce qui était alors le gros-porteur A-3XX, baptisé par la suite A-380, le 8 étant le chiffre porte-bonheur des Asiatiques, principaux clients potentiels. Coût du projet : 13 milliards de dollars jusqu’à l’entrée en service du premier A-380, prévue en 2006. Le groupe n’a pas non plus lésiné sur les dépenses en matière d’innovation, consacrant 8 % à 9 % de ses revenus à la recherche et développement (R&D), contre 3 % à 3,5 % pour Boeing. Airbus a toujours voulu être dans l’air du temps. Il y est parvenu grâce à des infrastructures modernes – celles de Boeing datent de la Seconde Guerre mondiale – et à des produits tout aussi novateurs. Autre preuve du dynamisme européen : depuis 1988, Boeing a mis sur le marché deux nouveaux modèles, le 777 et le 737, contre quatre pour Airbus (A-321, A-319, A-318 et A-340).
Le dernier-né d’Airbus couronne donc une stratégie audacieuse. La fabrication même de l’appareil chamboule les standards traditionnels développés par Boeing puisque chaque élément est construit dans un pays différent. Les ailes sont fabriquées au pays de Galles, la queue en Espagne et les fuselages en France et en Allemagne, alors que l’assemblage final doit se faire à Toulouse, dans le sud de la France, après un convoyage sous haute surveillance. Les pièces sont transportées jusqu’à Bordeaux, dans le sud-ouest de la France, à bord d’un ferry. Elles sont ensuite chargées sur une barge conçue pour naviguer sur la Garonne jusqu’à Langon, un village qui marque le départ de la fameuse « route A-380 ». Un trajet spécialement défini pour permettre au convoi exceptionnel de camions et de remorques, qui formeront une colonne longue de 53 mètres, d’acheminer par exemple une aile, haute comme un immeuble de neuf étages. L’usine toulousaine flambant neuve où se fera l’assemblage est aussi grande que seize terrains de football.
Pour mener à bien son ambitieux projet, Airbus n’a pas hésité à défier une conjoncture fortement défavorable, démentant au passage les analystes de mauvais augure qui lui prédisaient un échec retentissant. Terrorisme, guerre en Irak, récession et épidémie de SRAS ont contribué, il est vrai, à une forte diminution de l’activité des compagnies aériennes. Depuis 2001, elles ont perdu près de 30 milliards de dollars. Comment pourraient-elles, dans ces conditions, s’offrir un superjumbo à 286 millions de dollars ?
Pourtant, les commandes affluent. L’avionneur ne pensait pas conquérir le marché si rapidement. À ce succès, plusieurs raisons. Tout d’abord, la fascination des compagnies aériennes pour les nouvelles technologies. Les quelque onze mille ingénieurs mobilisés ont travaillé à partir d’une maquette intégralement numérisée – ce qui permet, par exemple, de concevoir la structure d’une aile en quatre semaines au lieu de douze – et ont copieusement utilisé les matériaux de nouvelle génération : fibres de verre pour renforcer la coque, fibre de carbone et plastique plutôt qu’aluminium. Ensuite, et surtout, la compétitivité de l’appareil : c’est la réduction du coût d’un trajet long-courrier qui a séduit Emirates Airline (43 avions commandés), Lufthansa (15), Qantas (12), Singapore Airlines (10), Air France (10), Federal Express (10), la société de leasing ILFC (10), Virgin (6), Korean Air (8) et Malaysia Airlines (6). L’A-380 peut transporter jusqu’à 555 passagers répartis sur deux étages – contre 504 pour le Boeing 747 – et peut parcourir 14 800 km d’une seule traite – soit 1 000 de plus que son concurrent né en 1970. Au final, une place revient 15 % moins cher que sur le Boeing. En outre, les dimensions de l’avion n’imposent pas aux aéroports d’engager de gros travaux. Tout au plus devront-ils adapter les passerelles, l’A-380 étant plus haut que les autres appareils, et élargir les accotements des pistes d’atterrissage. Coût de ces modifications : entre 80 millions et 100 millions de dollars – une somme dérisoire comparée au milliard de dollars que les aéroports auraient dû débourser pour construire, par exemple, une nouvelle piste d’envol nécessaire à leur désengorgement. Dernier grand atout, plus inattendu : cet avion énorme, sophistiqué, économique, est aussi plus écologique. Certaines compagnies, comme Singapore Airlines, la première qui sera livrée, ont choisi l’A-380 parce que son moteur est moins bruyant et moins polluant.
Reste à savoir si la stratégie d’Airbus est viable sur le long terme. L’avionneur européen a parié sur le fait que les compagnies aériennes, que ce soit pour le transport des passagers ou pour le fret, auront besoin de 1 500 avions au moins aussi gros que le 747 au cours des vingt prochaines années. Boeing, lui, estime que la demande n’excédera pas 320 gros-porteurs. Pour la firme de Seattle, l’avenir est aux appareils de taille moyenne, à l’instar du 7E7, qu’il lancera en 2008. Selon le nouveau PDG du groupe, Harry Stonecipher, en poste depuis quelques semaines à peine après le départ précipité de son prédécesseur Phil Condit (voir encadré), « le 7E7 va changer la donne ». Tandis qu’Airbus privilégie le long-courrier peu cher et confortable, Boeing mise sur les distances plus courtes et plus fréquentes entre petits aéroports. Qui a raison ? Impossible de le dire pour l’instant. Une chose est sûre, la bataille va se jouer sur ces choix stratégiques et s’annonce âpre. L’enjeu économique est d’autant plus important que les gouvernements européens ont soutenu Airbus dans l’aventure A-380, en y contribuant à hauteur d’environ 3,5 milliards de dollars, sous la forme de prêts à faible taux d’intérêt.
Autre constat : les compagnies aériennes traditionnelles qui assurent le long-courrier, comme Air France ou American Airlines, tournent au ralenti alors que les low-cost, tels Easy Jet et Ryanair en Europe ou JetBlue et AirTran aux États-Unis, font le plein de passagers. Emirates Airline fait néanmoins figure d’exception. Le plus gros client de l’A-380 a vu ses ventes progresser de 30 % à 40 % ces dernières années, à mesure que les Émirats arabes unis injectaient des milliards de pétrodollars dans l’aéroport de Dubaï, dont ils veulent faire un hub – centre de transit – incontournable. Mais si la santé de la compagnie se détériore, Airbus risque de perdre un tiers de ses commandes. Le constructeur européen pourra-t-il survivre à une débâcle de l’A-380 ? Certainement, dans la mesure où il continuerait à commercialiser ses autres appareils. Mais son dynamisme en prendrait un coup, puisqu’il ne pourrait plus investir dans un nouveau projet avant dix ans au moins. Ce qui laisserait le champ libre à Boeing pour prendre un nouvel essor.

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