À voile et à valeurs

Comme en Tunisie et en Algérie (J.A. nos 2388 et 2392), le hijab a la cote dans le royaume. Islamisation rampante ou malaise d’une jeunesse aux prises avec une société obstinément conservatrice et patriarcale ?

Publié le 4 décembre 2006 Lecture : 8 minutes.

Centre de Casablanca, par un samedi après-midi pluvieux. Au rez-de-chaussée du café Ramsès, cinq jeunes femmes papotent devant des pâtisseries. Toutes portent une djellaba ou un hijab sombres. On les croirait en uniforme. À l’étage, plusieurs couples de très jeunes gens flirtent gentiment. Look urbain, sourires complices, cahiers sur les genoux et deux cuillers dans la même crème glacée. Sur les quatre filles présentes, trois portent le voile, savamment assorti, il est vrai, à la veste en cuir rouge ou à la jupe brun camel.
Wafa, 26 ans, stagiaire chez un notaire, et sa copine Nora, 25 ans, étudiante en droit arabe, leur jettent des coups d’il furtifs. « Ils sont jeunes et ne portent pas d’alliance, c’est étonnant », glisse Wafa. « Être voilée n’empêche pas d’aller au café avec un garçon, à condition d’être sérieuse et que le mariage soit en vue, reprend son amie. Beaucoup s’inventent un style, ça leur donne de la valeur à leurs propres yeux. » En quelques mots, tout est dit, ou presque, de la banalisation du voile dans la société marocaine.
Partout, le hijab – terme générique pour désigner le foulard islamique tel qu’il s’est répandu dans le sillage de la Révolution iranienne – est en pleine progression. La recrudescence et l’hypermédiatisation des conflits du Moyen-Orient n’y sont certainement pas étrangères. Dans les quartiers populaires, il est devenu la norme. Sur les plages, il n’étonne plus personne. Dans les lycées publics, seules les blouses blanches distinguent encore certaines élèves de leurs professeurs mouhtajibate.
Mais c’est à la fac que cette banalisation est le plus frappante, depuis deux ou trois ans. Sur le campus de l’université de médecine et de pharmacie de Casa, des groupes de filles, hijab bien serré et classeurs sous le bras, arpentent les couloirs. À première vue, une bonne moitié des étudiantes sont voilées. « Une étude sur le voile nous place en tête des facs casablancaises », assure, un peu gênée, Hind, qui attaque sa quatrième année de médecine. Elle-même est voilée depuis un an. Son hijab s’harmonise au mieux avec la petite robe rouge qu’elle a enfilée sur son jean.
Certes, la tentation est grande de crier à l’islamisation rampante de la société. Le contexte s’y prête : montée en puissance du Parti de la justice et du développement (PJD) à un an des législatives, influence grandissante d’Al Adl Wal Ihsane, le mouvement de Cheikh Abdessalam Yassine, démantèlements réguliers de cellules salafistes par la police Dans les quartiers déshérités des villes, de plus en plus de femmes ne se déplacent que couvertes jusqu’aux yeux d’un très austère niqab moyen-oriental, suivies comme leur ombre par un frère ou un mari. En cherchant bien, vous dénicherez peut-être au fin fond d’une qissaria [marché aux vêtements] un improbable burqa afghan
Pourtant, s’il concède que certains professeurs « culpabilisent les étudiantes non voilées, surtout pendant les oraux », le politologue Mohamed Darif récuse l’existence d’un lien direct entre hijab et montée de l’islamisme. « Dans le nord et le sud du pays, le voile a toujours été une marque de conservatisme, sans connotation religieuse particulière. Quant au hijab chez les jeunes, on peut parler d’une certaine modernisation de la tradition. » En exagérant un peu, on pourrait presque dire qu’il existe autant de raisons de porter le foulard que de femmes. La réalité du hijab au Maroc est complexe, multiple, paradoxale.
Au café Ramsès, Nora et Wafa en sont l’illustration. Elles ont presque le même âge, viennent toutes deux du quartier populaire d’Oulfa et portent l’un et l’autre un long manteau noir d’hiver. Mais sur le visage de la première, assombri par de strictes lunettes rondes, pas le moindre maquillage, juste un soupçon d’« écran total ». Le voile de la seconde est, en revanche, parsemé de minuscules paillettes. Elle a les sourcils épilés avec soin, les yeux légèrement fardés et les mains manucurées. « Je suis une fille, je me sens belle et je veux en profiter ! Le voile n’empêche pas d’être élégante ! » dit-elle.
Nora et Wafa sont néanmoins d’accord sur l’essentiel : le hijab est « une obligation religieuse ». « Depuis que j’ai 16 ans, raconte la seconde, mon père m’explique que porter le voile, c’est être plus proche de Dieu. Mais il faut le faire avec volonté et amour, sinon on finit par l’enlever. » Nora évite de rester seule avec un garçon (« une question d’honnêteté ») et ne raffole pas des bains de mer : « Je n’aime pas me déshabiller en public, dit-elle en baissant le ton. C’est dans le Coran, c’est un ordre de Dieu : voilée, la femme est plus sexy. » Pouffant de rire, Wafa imite un homme en train de tirer la langue…
Amal Hadrami, 25 ans, est moins catégorique. Née en France, elle exerce la profession de danseuse. Il y a trois ans, elle est rentrée au Maroc, où elle s’est mariée. Une sorte de retour aux sources. Elle est svelte, expressive, naturelle. Ses longues boucles brunes tombent sur son col roulé noir. Amal ne porte pas le voile, mais y songe parfois. « En raison de ma profession, je suis toujours un peu dans l’exhibitionnisme. J’aimerais avoir des rapports plus sains avec les gens, même les filles, pour sortir de cette loi de la compétition et des apparences qui prévaut au Maroc. » Porter le voile, c’est « un autre état d’esprit », explique Amal. Elle préfère donc ne rien précipiter. « Avec mon mari, on a essayé de faire la prière pendant le ramadan, mais on a arrêté. Je ne veux pas reproduire ça avec le hijab. » Et puis, porter le voile sur scène pose quand même un léger problème. « Quand j’aurai arrêté ma carrière et que je serai devenue professeure et chorégraphe, alors je serai prête. C’est un passage, un deuil à faire, comme celui de son enfance. »
Pour Amal, le port du hijab n’est donc pas un jeu. Tout le contraire de ces jeunes Marocaines tendance voile flashy transparent sur jean slim taille basse et haut sexy. En plein Boulevard des jeunes musiciens, le festival underground et stylé de la jeunesse casablancaise, il n’est pas rare désormais de croiser des adolescentes en treillis militaire et hijab kaki du plus bel effet ! Qu’elles s’habillent « ostentatoire » ou élégant, les femmes voilées sont désormais une cible marketing pour toute enseigne de prêt-à-porter qui se respecte. Dans les rues commerçantes du Maârif, à Casa, elles se pressent chez Zara ou chez Diamantine, des magasins spécialisés dont les rayons regorgent de voiles légers, colorés, pailletés ou perlés comme autant de colifichets d’un nouveau genre. « À l’instar de certaines stars des chaînes de télé arabes, elles veulent avoir le choix et multiplier les panoplies, soit en rendant leur foulard le plus discret possible, soit au contraire en le mettant en valeur », explique, non sans hésitations, la responsable d’un magasin Diamantine de Casa. « Nous avons instruction de ne pas parler aux journalistes », souffle-t-elle, avant d’énumérer les points de vente de la chaîne, une quinzaine entre Casa, Fès, Marrakech et Tétouan. Il y a encore trois ans, Diamantine s’appelait Châles et foulards, mais, après les attentats du 16 mai 2003, la direction a jugé prudent de prendre un nom moins explicite.
Au-delà de l’accessoire de mode, le hijab est un instrument fort pratique pour évoluer en toute liberté dans un environnement hostile. C’est un « visa pour la tranquillité », résume l’enquête sur les jeunes de L’Économiste. « Le moyen idéal de relâcher la pression familiale », renchérit Mohamed Darif.
Beaucoup de prostituées le portent également. Pour échapper à l’opprobre des voisins et aux contrôles policiers. Membre du Samu social à Casa, la féministe Souad Ettaoussi en rencontre souvent rue d’Agadir, près du marché. « En général, elles essaient de trouver des heures de ménage. Mais quand il n’y a pas de boulot, elles se débrouillent autrement, l’important est de ramener de l’argent à la maison. » On se souvient d’ailleurs que de nombreuses victimes de Philippe Servaty, le « pornographe belge » d’Agadir qui fut en 2004 à l’origine d’un retentissant scandale de murs, étaient photographiées dans des poses peu décentes avec djellaba ou hijab. Comme dit un chauffeur de taxi de Casa, « rasha ikhouani ou zoukha kasibdha zehouaniya », qu’on pourrait traduire par « en haut, c’est islamiste ; en bas, c’est chaud ! »
De manière générale, le port du voile est souvent vu comme un gage de respectabilité. « Pour certaines femmes, notamment les fonctionnaires très modestes, c’est un moyen peu coûteux de paraître en public correctement vêtues », rappelle Darif. D’autres, venues à la religion sur le tard, le portent dans le dessein manifeste de s’acheter une conduite.
Responsable d’un établissement scolaire privé, Zineb est de la génération années 1960. « À l’époque, personne n’en parlait, nos mères ne le portaient pas. J’imagine que c’était lié à une certaine euphorie moderniste. Les filles de Mohammed V elles-mêmes étaient habillées à l’européenne. » À 45 ans, elle est soudain prise d’un doute. « Je me suis dit que j’avais voyagé, que mes enfants étaient grands Je sentais le besoin d’un retour aux sources, sans pression. » Elle décide de porter le voile, mais y renonce au bout de trois ans. « J’avais pris 10 kg, je ne faisais plus attention à mon corps. Ça ne me ressemblait pas, cette austérité, cette façon de devoir bouger, penser, se comporter. Moi j’aime fumer, j’adore le soleil, me baigner, me sentir femme. » D’autres, plus jeunes, s’inquiètent de l’augmentation vertigineuse du nombre des célibataires. Alors elles en rajoutent dans la respectabilité pour séduire l’hypothétique prince charmant. Elles enfilent le hijab comme d’autres, plus rarement il est vrai, se font refaire l’hymen.
Mais les cas de figure – si l’on peut dire – sont innombrables. « À la mort de ma mère adoptive, j’ai eu peur de tomber dans l’argent facile, explique Souad, la trentaine. Me voiler était un moyen de me dire attention, reste forte, quand des copines m’encourageaient à me prostituer. » Pendant ses années de lycée, elle se laisse influencer par les islamistes. « Ce n’est qu’après mon bac que j’ai pu m’exprimer sans cet artifice, être plus libre », souffle-t-elle. Aujourd’hui en quatrième année de médecine à Casa, Safia a quant à elle mis le hijab dès l’âge de 12 ans, pour « me préserver des mauvaises habitudes ». Aujourd’hui, elle avoue, non sans confusion, avoir un petit ami, avec qui elle entretient depuis cinq ans une relation « uniquement par téléphone ». Pour les adolescentes, porter le voile est aussi une manière de dire : « je suis là, je prends seule mes décisions ». Et de réagir à certains événements extérieurs vécus comme des agressions contre l’islam. « Les filles se disent que si le voile est interdit dans les établissements scolaires français, alors elles doivent le porter ici », commente Amal.
Au total, cette banalisation apparaît comme un phénomène très contradictoire. D’un côté, elle semble traduire une féminité mieux assumée et favoriser la liberté de mouvement des femmes. De l’autre, elle révèle à quel point les jeunes Marocaines sont « de plus en plus incohérentes, paumées, piégées », comme le constate amèrement Amal. « On peut estimer que c’est le droit de chacune de porter le hijab, reconnaît pour sa part Souad. Mais la pression sociale est trop forte pour qu’on se berce d’illusions. » Conclusion du magazine Femmes du Maroc, dans sa livraison de novembre 2006 : « Banaliser le hijab, c’est entériner définitivement la discrimination entre les sexes. » Et manquer du même coup le train de la modernité.

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