Quand les lauriers se fanent…

La crise n’a pas eu d’effets désastreux et les fondamentaux ?se maintiennent. Pour le moment.

Publié le 4 décembre 2006 Lecture : 7 minutes.

« Regardez-les, ce n’est pas normal qu’il y ait des enfants qui mendient sur les routes à Abidjan. » L’agacement est perceptible dans la voix d’Alexis, chauffeur de taxi dans la métropole ivoirienne. Il arrête sa voiture au feu, sur la Corniche, prend quelques pièces de monnaie qui traînent dans le vide-poche et tend 100 F CFA au gamin âgé d’une dizaine d’années. « ça n’était pas comme ça, avant. Les enfants étaient à l’école et ne demandaient pas d’argent. Maintenant, ici, c’est comme à Bamako. » C’est devenu une véritable litanie au pays d’Houphouët. Les Ivoiriens ne cessent de rappeler à leur bon souvenir – et à celui des visiteurs de passage – la période glorieuse où la capitale économique était le ventricule gauche de l’Afrique de l’Ouest – la ville qui impulsait un dynamisme sans pareil et tirait toute la région vers le haut. « Ah si vous aviez connu Abidjan dans les années 1980 ! » Mais la crise est passée par là et, surtout, l’instabilité politique, dont les opérateurs économiques font remonter les origines au premier coup d’État de Noël 1999 plus qu’à la crise ouverte le 19 septembre 2002 par la prise de Bouaké et de tout le nord du pays par des rebelles devenus « Forces nouvelles ». Voilà donc sept ans exactement que le rythme de la croissance ivoirienne s’est ralenti, que les investisseurs réfléchissent à deux fois avant d’avancer leurs pions en Côte d’Ivoire et que le pays tout entier se repose sur des acquis, certes nombreux, mais en état de déliquescence avancé.
Alexis, dont les deux enfants n’allaient toujours pas à l’école à la mi-novembre, en raison de la grève des instituteurs qui dure depuis la rentrée de septembre, continue de regretter le temps où toutes les routes d’Abidjan étaient belles, sans nids-de-poule, alors que le taxi prend la direction du Plateau, le quartier des affaires. Il montre du doigt les immondices accumulées à certains endroits du boulevard lagunaire, des détritus que l’on retrouve à l’air libre un peu partout dans la ville. Il s’énerve que de plus en plus de garçons se précipitent sur sa voiture pour lui montrer un emplacement libre et s’autoproclament gardiens de parking, afin de gagner quelques francs à la fin de la journée.
Il ne voit pas – il ne voit plus – les grands immeubles qui donnent toujours à Abidjan cet air de ville moderne. Ni les Mercedes propres garées en bas. Ni les files d’attente aux guichets automatiques des banques. Ni les camions neufs qui traversent la ville vers le port. Ni l’intense activité qui se déploie aux sièges sociaux des grandes entreprises qui sont restées à Abidjan. Ni les climatiseurs qui fonctionnent parfaitement dans les bâtiments ministériels. Ni l’électricité qui éclaire la ville toute la nuit, ni l’eau qui coule encore à flots. Ni la jeunesse dorée qui continue de sortir le samedi soir à la Cinquième Avenue, la boîte de nuit aux Deux-Plateaux, et qui peut se permettre de payer une bière importée à 4 000 F CFA. Tous ces signes montrent que, malgré tout, la Côte d’Ivoire n’a pas sombré dans la crise que l’on pouvait raisonnablement craindre après toutes ces années d’instabilité politique.
Et, de fait, les fondamentaux du pays se sont maintenus à un niveau raisonnable, au vu de la situation politique. Avec 1,8 % de croissance prévu pour 2006 par la BCEAO, le PIB ivoirien s’améliore même, par rapport au petit 1 % de croissance de 2005 et aux croissances négatives de 2002 et 2003. Le budget devrait être respecté. Les rentrées d’argent dans les caisses de l’État n’ont pas faibli et les recettes du Trésor sont honorables. « Si l’on considère que le pays est coupé en deux et qu’ils ne peuvent donc lever l’impôt que sur le tiers méridional du territoire, les Ivoiriens s’en sortent même très bien », reconnaît un diplomate étranger. Résultat : les fonctionnaires sont payés en général avant le 10 du mois, et cela sans aucune interruption depuis 2002. C’est en outre avec une aide extérieure relativement faible que le pays se démène, puisque les programmes de coopération ont été suspendus. Avec 429 milliards de F CFA de ressources externes, soit 25 % du budget de l’État, la dette est surtout financée par l’émission de bons du Trésor. L’inflation est à peu près maîtrisée (3,9 % en 2005), la reprise des échanges extérieurs se confirme depuis un an. Tandis que le trafic des pays de l’hinterland recommence à passer via la Côte d’Ivoire, l’activité du port se maintient. Au premier semestre 2006, le trafic en tonnage avait même augmenté de presque 9 % par rapport au premier semestre 2005. Les gros postes de revenus du pays se sont maintenus à un bon niveau, malgré les problèmes de circulation et de communication entre le Nord et le Sud. Ainsi la filière cacao continue d’alimenter les Ivoiriens et la production de pétrole s’est intensifiée au bon moment. « La Côte d’Ivoire a eu de la chance », observe un diplomate en poste à Abidjan. En plein cur de la crise, en 2002, la flambée des cours du cacao est venue sauver les revenus de la récolte. C’est aussi au moment où les cours du brut sur les marchés internationaux s’envolaient que le pays a multiplié par quatre sa production de pétrole, en 2006. Combien de temps ces heureuses coïncidences vont-elles se répéter pour éviter l’enlisement ?
C’est justement le problème. Le manque de visibilité à long terme pour les opérateurs économiques reste inquiétant. Le taux d’investissement de la Côte d’Ivoire est nettement inférieur à celui du reste de la zone franc, et même du continent dans son ensemble. Les investissements étrangers, qui devraient s’établir à la fin de 2006 à 76 milliards de F CFA, sont composés essentiellement d’investissements d’entretien. Quant à la production industrielle, elle est en chute libre. « Avec les bons résultats du pétrole et du cacao, les fondamentaux se maintiennent, certes, mais c’est l’arbre qui cache la forêt », explique-t-on à la Chambre de commerce et d’industrie. « Quand on regarde en détail, on se rend compte que l’outil de production s’est détérioré et que les chiffres chutent. On assiste à une déstructuration de l’économie ivoirienne. » Au premier semestre 2006, le trafic du port s’est maintenu surtout grâce à l’activité pétrolière. Pour la première fois dans l’histoire de l’économie ivoirienne, plus de la moitié du trafic en tonnage était composé de produits pétroliers. Sur les huit premiers mois de 2006, la production industrielle était en progression de 12,5 % par rapport à la même époque en 2005, mais si l’on retire l’extraction pétrolière et minière, elle était en baisse de 6,3 %. Le textile, notamment, commence à subir les contrecoups de l’arrivée des produits chinois. Entre août 2005 et août 2006, la production textile a chuté de 46,3 %, l’industrie agroalimentaire de 22,8 %, tandis que l’extraction pétrolière grimpait de 132 %. De là à dire que la Côte d’Ivoire « s’afrique-centralise », la provocation est probablement prématurée. Mais il est certain que l’originalité de la diversité de l’économie ivoirienne se perd, tout comme la qualification de ses hommes.
Le niveau de vie de la population n’a cessé de se détériorer. Du 161e rang en 2001 au palmarès du développement humain établi par le Pnud, le pays est passé au 163e en 2002-2003 et au 164e en 2004. Dans les maquis, la Flag et les bières importées ont été remplacées par des productions locales qu’on sert en moindre quantité. La consommation des ménages s’est contractée, notamment en raison du départ des 8 000 Français après novembre 2004, de l’exil durable des fonctionnaires de la Banque africaine de développement (BAD) à Tunis, des réductions de personnel des institutions internationales qui avaient presque toutes leur siège principal à Abidjan, ou encore des nouvelles politiques des grandes entreprises étrangères qui désormais envoient leurs employés en mission seuls, sans famille, et les logent à l’hôtel. Signe du manque de confiance, l’épargne des ménages se réduit en faveur d’une consommation de plus en plus locale.
L’État a pris conscience des craintes des investisseurs et a prévu de substantiels allègements fiscaux en faveur des entreprises dans la loi de finances 2006, histoire de lutter aussi contre le développement de l’économie informelle et d’inciter les entreprises délocalisées à revenir s’installer en Côte d’Ivoire. « Les opérateurs nous soutiennent qu’ils ne sont pas partis pour de bon. Ils attendent la relance pour revenir. Ce pays va repartir. Il y a du travail et de la place pour tout le monde », veut croire Charles Diby Koffi, le ministre délégué chargé de l’Économie et des Finances (voir interview pp. 56-57).
À voir les rayons bien fournis des supermarchés de la ville, Abidjan demeure effectivement une métropole dynamique, au regard de ses surs d’Afrique de l’Ouest. Mais « le malheur des Ivoiriens, c’est de toujours se comparer au reste de la sous-région », déplore Jean-Louis Billon, le président de la Chambre de commerce et d’industrie de Côte d’Ivoire. « On devrait se comparer aux pays avec lesquels on a démarré en 1960 comme la Corée du Sud ou la Malaisie. Et non pas à Dakar, Accra ou Bamako. Abidjan est une ville en crise. Si l’on aime son pays, on ne peut pas se satisfaire de ce que l’on voit en le comparant avec les autres pays africains. La Côte d’Ivoire a un potentiel autrement plus important. » Tant que la crise politique ne sera pas résolue, les Ivoiriens savent qu’ils ne pourront que se consoler avec les bons souvenirs et se contenter d’espérer qu’il ne sera pas trop tard, quand, enfin, les politiques auront su se mettre d’accord. Il leur faudra probablement encore beaucoup de patience.

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