L’argent des nôtres

Les Maghrébins de l’étranger continuent de transférer beaucoup d’argent vers leurs pays d’origine. Sans effet sur la croissance.

Publié le 4 décembre 2006 Lecture : 4 minutes.

Entre 5 milliards et 10 milliards d’euros sont chaque année transférés dans leurs pays d’origine respectifs par les Maghrébins émigrés en Europe. Au Maroc, depuis 1991, le montant des transferts oscille annuellement entre 3 milliards et 4 milliards – dont plus de la moitié en provenance de France. Au cours du seul premier semestre de cette année, l’augmentation par rapport à la même période de 1995 est de 16 %. Première source de devises du royaume, ces transferts représentent aujourd’hui 21,6 % des recettes courantes de la balance des paiements, plus de 50 % des recettes d’exportation et un revenu supérieur à celui du tourisme ou des phosphates.
On pourrait imaginer que le phénomène de plus en plus répandu du regroupement familial et l’installation durable des populations migrantes maghrébines dans le pays d’accueil provoquent, à terme, un relatif tarissement de ce flux financier. Pour le moment, il n’en est rien : les sommes transférées vers les trois pays du Maghreb central continuent de croître régulièrement, dans des proportions importantes, comme le confirme le rapport* publié le 14 novembre par l’Institut de prospective économique du monde méditerranéen (IPEMed).
Coauteur de ce rapport et ancien gouverneur de la Banque centrale d’Algérie, Abderrahmane Hadj Nacer explique que ces transferts, longtemps utilisés par les bénéficiaires pour améliorer leurs conditions de vie (consommation des ménages : 51 % ; éducation ou santé : 18 % ; logement : 14 %) s’orientent de plus en plus vers de nouvelles formes d’investissement, plus rémunératrices. En Tunisie, la part de ces « nouveaux investissements » atteindrait aujourd’hui 18 % du total des transferts. Ils concernent au premier chef l’immobilier (83 %), mais aussi le commerce (12 %), l’industrie (3 %) et l’agriculture (2 %). Quant aux Marocains résidant à l’étranger (MRE), ils continuent de placer prioritairement leur argent dans l’immobilier, mais s’intéressent de plus en plus à d’autres formes d’investissement, comme la Bourse. 59 % du capital de Maroc Télécom ont par exemple été souscrits par des étrangers ou des MRE. Cette tendance à la diversification des placements réalisés par ces derniers n’est pas près de s’inverser. Mieux informés et plus qualifiés que leurs parents, les enfants de migrants, presque toujours nés en Europe, s’intéressent de moins en moins à la pierre et privilégient les investissements productifs, profitant du différentiel de pouvoir d’achat entre les deux rives de la Méditerranée. « Leur devise est de faire fructifier là-bas l’argent gagné ici », commente Hadj Nacer. C’est précisément cette évolution des mentalités qui explique la nette progression des flux financiers venant des résidents maghrébins à l’étranger.
Pourtant, à en croire les auteurs du rapport, l’argent de ces derniers n’a pas encore d’incidence significative sur les activités productives. Il ne suffit pas à booster la croissance. À cela, deux raisons essentielles.
1. Les transferts utilisent trop largement les circuits informels. C’est particulièrement vrai en Algérie, où les changeurs clandestins captent l’essentiel de la manne. Cette situation tient principalement à la « non-bancarisation » des bénéficiaires (et/ou des émigrés eux-mêmes), aux lenteurs des circuits bancaires maghrébins et aux tarifs prohibitifs pratiqués par les sociétés de transferts d’argent, au premier rang desquelles Western Union (envoyer 500 euros en coûte 38).
2. Les fonds transférés ne trouvent généralement pas un support d’épargne digne de ce nom. Le rapport épingle, par exemple, l’insuffisance des prestations proposées par les banques maghrébines. En Algérie, aucune structure appropriée n’a été mise en place pour accueillir ces fonds. En Tunisie, les banques publiques ne distinguent pas, dans leurs livres, les dépôts selon leur origine. Il est, dans ces conditions, très difficile de développer des produits spécifiquement destinés aux émigrés.
Seul le Maroc a, récemment, compris l’importance du phénomène en tant que levier du développement. Un ministère délégué aux MRE et une Fondation Hassan-II ont été créés, qui cohabitent avec le Haut Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (HCCME). Lors d’une « journée nationale » consacrée à la question, au mois de septembre à Agadir, les pouvoirs publics ont mis en avant un certain nombre de mesures incitatives. Le représentant du Centre régional de l’investissement (CRI) a notamment exposé les avantages dont bénéficient les MRE dès lors qu’ils sont porteurs d’un projet, mettant l’accent sur l’aide à la création d’entreprise (guichet unique), l’assistance aux investisseurs et la promotion de l’économie.
En dépit de ces louables efforts, l’insuffisance de l’offre reste patente, dans tout le Maghreb. Elle l’est aussi, selon le rapport de l’IPEMed, en Europe. En France, par exemple, il n’existe aujourd’hui aucun support d’épargne destiné à favoriser l’investissement immobilier au Maghreb ou les placements dans le cadre de privatisations. Consultant et coauteur du rapport, Guillaume Almeras est donc fondé à estimer que cette question de la mobilisation de l’épargne, des deux côtés de la Méditerranée, est sans doute l’une des clés du développement économique, et du développement tout court, des pays maghrébins. Le rapport préconise notamment la création de livrets d’épargne euroméditerranéens et estime que la gestion, la conservation et le réemploi productif de l’épargne devraient être confiés à une institution multilatérale – existante ou à créer. Il s’agirait d’une sorte d’hybride entre la Caisse française des dépôts et consignations et le géant américain du refinancement, Fanny Mae.

* Rapport de l’IPEMed sur l’espace financier euroméditerranéen, par Guillaume Almeras et Abderrahmane Hadj Nacer, avec la collaboration d’Isabelle Chort (70 pages)

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