La fin d’une époque

Après quinze ans d’un règne sans partage, Washington semble avoir définitivement ruiné son autorité et son crédit.

Publié le 4 décembre 2006 Lecture : 6 minutes.

Pour Richard Haass, l’un des meilleurs spécialistes américains des relations internationales, « les États-Unis ont fait leur temps au Moyen-Orient ». Ce jugement, sujet à controverse – le président George W. Bush ne serait sûrement pas d’accord – est formulé dans le numéro de novembre-décembre de Foreign Affairs. Haass soutient que la suprématie américaine peut être considérée comme la quatrième période de domination étrangère dans l’histoire récente du Moyen-Orient après le contrôle ottoman, la colonisation britannique et française, et la guerre froide. L’effondrement de l’Union soviétique, il y a seize ans, a inauguré une période où l’Amérique a dominé outrageusement et joui de ce que Haass appelle « une influence et une liberté d’action sans précédent ». Mais désormais, affirme-t-il, cette époque touche à sa fin. Il estime que la région entre dans une phase « où les acteurs étrangers ont un rôle relativement modeste et où les puissances locales reprennent le dessus ».
Haass a-t-il raison ? Ou parle-t-il un peu vite ? Ses sombres conclusions sont-elles excessivement influencées par les erreurs de jugement et les bourdes de l’administration Bush ? L’Amérique peut-elle recouvrer son autorité avec une nouvelle administration ?
Tout d’abord, en dépit de leurs récents échecs, les États-Unis ne sont sérieusement concurrencés au Moyen-Orient par aucune autre puissance ou aucun groupe de puissances étrangères. La guerre en Irak peut avoir toutes les caractéristiques d’un désastre majeur, quelle autre puissance aurait les moyens de dépenser 500 milliards de dollars et de déployer une armée de 140 000 hommes pendant une période indéterminée sur la moitié du globe ? L’Union européenne (UE), dont beaucoup ont espéré qu’elle servirait de contrepoids aux États-Unis, n’a manifestement pas réussi à construire une politique diplomatique et militaire commune. Ses membres sont divisés sur des sujets aussi essentiels que l’Irak, le conflit israélo-arabe et la meilleure manière de contrer l’activisme islamiste. Sur l’Irak, le Royaume-Uni a choisi le parti des États-Unis plutôt que celui de ses principaux partenaires européens, coupant littéralement l’UE en deux.
Du fait de sa spectaculaire croissance économique, la Chine est un adversaire stratégique pour les États-Unis, particulièrement dans l’Est asiatique. Elle est un formidable compétiteur dans la recherche acharnée de matières premières à travers le monde. Pékin a fait des incursions profondes en Afrique, où 500 000 Chinois travaillent désormais, la plupart d’entre eux sur des chantiers de construction. Mais les alliances et partenariats économiques chinois n’ont pas pris cette forme de toute-puissance que les États-Unis peuvent projeter par l’entremise de leur flotte de guerre, de leur réseau mondial de bases militaires et de leur suprématie technologique. L’économie russe, de son côté, s’est améliorée grâce à ses revenus pétroliers et gaziers, mais Moscou est encore très loin de recouvrer l’influence considérable qu’il avait au Moyen-Orient en tant que fournisseur d’armes et protecteur de nombre d’États arabes.
Quant aux puissances régionales, dont Haass estime qu’elles reprendront bientôt la main, il est difficile d’imaginer à qui il pense en particulier. Les Arabes sont encore plus divisés que ne le sont les Européens. Leur richesse pétrolière qui reste leur principal atout – n’a toujours pas débouché sur la moindre proposition politique cohérente. L’Iran constitue un adversaire plus sérieux de la puissance américaine, mais ses ambitions semblent être purement régionales et défensives. Téhéran cherche à rompre l’isolement artificiel que lui ont imposé les États-Unis, et veut être reconnu comme une puissance de premier plan dans le Golfe et comme le protecteur des communautés chiites partout dans le monde. Sur le plan militaire, plutôt qu’à attaquer d’autres pays, il cherche à se doter de moyens qui lui permettraient de contrer, voire d’empêcher une attaque et d’échapper à une dévastation à l’irakienne.
Les autres acteurs, comme le Hezbollah ou le Hamas, ne représentent pas le moindre défi pour l’Amérique. Ils se battent contre Israël et contre ce que Washington a permis à Tel-Aviv de faire au Liban et dans les territoires palestiniens. Leurs ambitions sont strictement limitées à leur propre société. Si l’on prenait en compte leurs légitimes doléances, ils cesseraient de représenter une quelconque menace.
Puisque les États-Unis n’ont à affronter aucun adversaire sérieux dans un avenir proche, aussi bien dans la région qu’en dehors, peuvent-ils recouvrer leur autorité ? Personne ne doute qu’ils sont désormais profondément impopulaires dans le monde arabo-musulman, voire un objet de rejet dans beaucoup de milieux. De nombreux Arabes regardent avec nostalgie l’époque du président Eisenhower, qui avait mis fin à l’agression israélo-franco-britannique de Suez en 1956. Ils se rappellent la présidence de Jimmy Carter, qui, bien qu’il n’ait accompli que la moitié du travail en faisant signer la paix entre l’Égypte et Israël -, avait courageusement tenté de résoudre le conflit israélo-arabe.
Que devraient donc faire les Américains pour regagner confiance et crédibilité ? Il faudrait peut-être qu’ils commencent par reconnaître leurs nombreuses erreurs. La plus grave de ces vingt-cinq dernières années a peut-être été d’autoriser Israël à étendre ses colonies dans les territoires palestiniens. Il n’y a pas de plus grand obstacle à un règlement pacifique du conflit israélo-arabe et à l’intégration de l’État hébreu dans la région que les quelque 500 000 colons israéliens installés en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Le grignotage permanent des restes de la Palestine arabe a créé le Hamas et suscité une hostilité à l’égard des États-Unis dans tout le monde arabo-musulman.
Une autre erreur, commise sous la présidence de Ronald Reagan, est d’avoir permis à Israël d’envahir le Liban en 1982 et provoqué ainsi la mort de plus de 17 000 Libanais et Palestiniens. Les États-Unis ont même tenté de récompenser Israël de cette invasion et d’imposer au Liban une paix séparée qui aurait placé le pays dans l’orbite israélienne. La tentative ayant échoué, les États-Unis ont autorisé Israël à rester dix-huit ans dans le Sud-Liban – jusqu’en 2000 -, invasion et occupation qui ont abouti à la création du Hezbollah.
Troisième erreur : l’incapacité de l’Amérique à renouer avec l’Iran au cours des vingt-sept dernières années et le soutien apporté à l’Irak au cours de la guerre Iran-Irak (1980-1988). Au contraire, outrés par la séquestration de leurs diplomates pendant quatre cent quarante-quatre jours au début de la révolution iranienne, les États-Unis se sont enfermés dans une hostilité acharnée envers l’une des principales puissances régionales. Et ils paient aujourd’hui leur erreur du défi lancé par l’Iran sur la question nucléaire.
La quatrième erreur, qui éclipse toutes les autres, a été la réaction irréfléchie et excessive aux attentats traumatisants du 11 septembre 2001. La guerre contre l’Irak, menée sur la foi d’accusations mensongères, a été une catastrophe. Elle a été motivée par l’envie de donner une leçon aux Arabes, par l’ambition de contrôler les importantes ressources pétrolières irakiennes et peut-être surtout par la volonté d’améliorer l’environnement stratégique d’Israël en écrasant un grand État arabe. La guerre – et « la guerre mondiale contre le terrorisme », qui en est une facette – a non seulement dilapidé des ressources américaines en hommes et en matériel, mais elle a aussi causé de terribles, voire d’irréversibles dommages à la réputation de l’Amérique.
Que devraient faire les États-Unis aujourd’hui ? D’abord, reconquérir l’indépendance de leur politique étrangère en se libérant des pressions des lobbies et autres groupes d’intérêts. Punir, ensuite, ceux qui ont gravement violé les droits de l’homme, notamment en pratiquant la torture. Annoncer une date ferme pour leur retrait d’Irak. Et, enfin, consacrer un maximum d’efforts – et de ressources – au règlement du conflit israélo-arabe. George W. Bush a encore deux ans de mandat. S’il n’agit pas, la prédiction de Haass sur la fin de l’ère américaine risque de devenir une réalité.

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