Vers une alliance chiites-sunnites

Un nouveau haut commandement islamique associant Palestiniens, Libanais et Iraniens serait en voie de constitution. Son objectif : faire échec aux ambitions américano-israéliennes dans la région.

Publié le 4 octobre 2004 Lecture : 6 minutes.

Des signes de mauvais augure donnent à penser que, loin de s’apaiser, les conflits du Moyen-Orient vont s’aggraver dans les mois à venir – mobiliser de nouveaux acteurs et créer de nouvelles menaces pour les États-Unis et leurs alliés. Aux yeux des militants arabes et musulmans, la guerre contre les forces américaines en Irak et la résistance palestinienne à l’occupation israélienne apparaissent de plus en plus comme un seul et même combat. En l’absence de toute perspective de paix sur l’un et l’autre champ de bataille, des alliances se forment et des structures de commandement se mettent en place, qui semblent indiquer que la lutte entre dans une phase nouvelle, plus meurtrière encore.
Selon des services de renseignements occidentaux, un nouveau haut commandement serait en voie de constitution. Il serait composé du Hezbollah, le mouvement de résistance chiite libanais qui a contraint Israël à évacuer le Sud-Liban ; du Hamas, le mouvement des durs palestiniens qui a supplanté l’Autorité palestinienne de Yasser Arafat comme fer de lance de la résistance à Israël ; les Frères musulmans, représentés dans les Territoires occupés par le Djihad islamique ; et, last but not least, la République islamique d’Iran. La particularité de cette alliance est d’abord qu’elle abolit la division sunnites-chiites dans le monde musulman et, ensuite, qu’elle réunit nationalistes arabes et islamistes sous une bannière commune. Comme me le disait l’un de ses membres : « Il n’y a plus aujourd’hui de différence entre résistance et djihad. »
Plusieurs facteurs expliquent la nouvelle mobilisation, plus organisée et plus déterminée. Voici les plus importants.
– Le soutien apporté par les États-Unis au Premier ministre israélien Ariel Sharon – pour l’expansion des colonies juives, le mur de séparation avec la Cisjordanie et sa guerre totale contre les Palestiniens – a exclu toute perspective de règlement pacifique du conflit israélo-palestinien. Le consensus international sur la solution des deux États semble de plus en plus irréaliste. La conséquence est que les modérés palestiniens ont été réduits au silence, tandis que l’Autorité palestinienne était condamnée à l’impuissance par les coups israéliens et par le découragement d’une population sous état de siège. L’initiative est passée aux mains des activistes, pour qui il n’y a pas d’autre issue que la lutte armée. Les énormes sacrifices qu’ont faits les Palestiniens pendant les quatre ans d’Intifada sont paradoxalement utilisés comme des arguments pour poursuivre la lutte, aussi longtemps qu’il le faudra.
– En Irak, l’intention prêtée aux Américains d’écraser l’insurrection par la force – les informations selon lesquelles ils prépareraient un assaut général avant la fin de l’année pour « nettoyer » Fallouja et les autres centres de résistance avant les élections de janvier – rassemble un peu partout dans le monde les éléments antiaméricains. Pour les militants arabes et musulmans, l’Irak est devenu une cause aussi mobilisatrice que la cause palestinienne.
– Les menaces répétées des Américains et des Israéliens de s’en prendre à l’Iran pour détruire le programme d’armes nucléaires qu’on lui attribue ont, elles aussi, contribué à accroître la tension dans ce pays et dans la région. Elles ont encouragé les durs du régime à prendre des mesures préventives, à la fois en Irak et dans le secteur libano-palestinien, pour faire échec aux ambitions américaines et israéliennes.
La victoire des activistes n’était pas inévitable. Des mouvements comme le Hezbollah et le Hamas ont longtemps hésité à sortir de leur champ d’action propre au Liban et en Palestine. Ils voulaient que l’on connaisse et que l’on prenne en compte leurs revendications locales. Ils souhaitaient « impliquer » les États-Unis et espèrent encore un changement de la politique américaine. Mais l’obstination de Washington et de Tel-Aviv à les dénoncer et à les rejeter comme des mouvements terroristes a renforcé leur popularité et leur légitimité, et les a incités à élargir ce champ d’action.
Un débat sur le bien-fondé des attentats suicide agite depuis des mois les milieux palestiniens. Les modérés estiment que les opérations suicide font le jeu de Sharon, confortent son pouvoir et lui fournissent un prétexte pour détruire non seulement l’Autorité palestinienne, mais la société palestinienne elle-même. Les attentats ont permis à Sharon d’assimiler la lutte palestinienne au terrorisme international et justifié un triste « mur de l’apartheid ». Ils ont aussi traumatisé la population israélienne, ruiné le camp de la paix et réduit au silence toute opposition sérieuse à la répression brutale de Sharon.
Les modérés soutiennent que si les Palestiniens renonçaient aux attentats suicide et adoptaient une stratégie de résistance non violente, ils pourraient gagner à leur cause l’opinion mondiale et mobiliser les consciences, y compris celles de beaucoup d’Israéliens. Ainsi, ils pourraient aider la communauté internationale à ramener Israël sur le chemin du droit et de la négociation politique, et le faire renoncer au fanatisme messianique et à l’usage aveugle de la force.
Dans le climat actuel, ces arguments ont peu de poids. À l’inverse, les activistes affirment que l’Intifada et les attentats suicide ont fortement ébranlé Israël. L’occupation et la répression ont cassé la société israélienne ; l’investissement intérieur s’est étiolé ; le chômage et la criminalité se sont envolés ; le tourisme s’est effondré ; les jeunes émigrent ; et l’opinion mondiale est devenue hostile. Israël, soulignent-ils, est plus isolé que jamais, et ne survivrait pas sans le soutien américain. La stratégie doit donc être de frapper encore plus fort les cibles américaines et israéliennes, afin de faire comprendre à l’opinion américaine le prix que les États-Unis devront payer pour leur politique à sens unique, et de ramener les Israéliens à la raison. Telle est la tendance dominante actuellement dans la région.
À ce débat dans le monde arabo-musulman fait écho aux États-Unis un autre débat encore relativement discret. Une opposition ouverte commence à se manifester sur Internet, dans les discours de diverses personnalités, et même dans la presse, contre les « néoconservateurs » et le « leadership civil du Pentagone », jugés responsables de la débâcle irakienne et de la haine dont l’Amérique est l’objet dans le monde musulman.
L’accumulation des pertes humaines et le coût de plus en plus lourd de la guerre, ainsi que la peur d’un attentat terroriste largement répandue aux États-Unis, offrent à l’opposition l’occasion de dénoncer ce qui semble à beaucoup la mainmise de la droite pro-israélienne sur la politique étrangère et la sécurité des États-Unis.
Ces réactions sont celles de l’establishment traditionnel en matière de politique étrangère et des « grands anciens ». On regrette beaucoup qu’on n’ait pas su comprendre la menace que représentaient les « néocons », ni les empêcher de conquérir l’influence qu’ils exercent depuis une dizaine d’années. Une publicité pleine page, parue dans le New York Times du dimanche 26 septembre et signée par un groupe mystérieux se faisant appeler « americanrespect.com », dénonçait la « grave erreur » commise par l’Amérique sur les causes du terrorisme et la guerre en Irak. « Les terroristes ne sont pas fondamentalement mauvais, pouvait-on y lire. Ils sont mus par la passion et par le sentiment d’être injustement traités : c’est vrai d’el-Qaïda comme des Palestiniens face à Israël… » Les musulmans considèrent que « la politique étrangère et l’aide américaine font preuve d’une grande partialité en faveur d’Israël et qu’elles représentent une grave menace pour l’Islam ».
De telles prises de position ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Le désaccord avec la politique de l’administration Bush est profond, mais il n’est peut-être pas assez grand ou assez bien organisé pour porter le candidat démocrate John Kerry à la Maison Blanche.
Bien entendu, les « néocons » sont loin de renoncer. Ils gardent la haute main sur de larges pans de l’administration. Si le président Bush est réélu – et les derniers sondages lui donnent une large avance sur Kerry -, ils se battront pour garder leurs postes et leur influence, non seulement au gouvernement, mais dans les nombreux think tanks qui forment l’opinion américaine. La bataille dans les mois à venir entre les États-Unis et Israël, d’un côté, et un mouvement de révolte musulman et nationaliste mondial, de l’autre, pourrait être excessivement rude.

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