5 000 roubles pour se faire exploser

Les deux femmes kamikazes tchétchènes responsables du double crash du 24 août avaient acheté leur billet à un revendeur à la sauvette. Récit.

Publié le 4 octobre 2004 Lecture : 4 minutes.

Moscou, mardi 24 août 2004, 19 h 45. L’aéroport international de Domodedovo bruit d’une intense activité. Autrefois réservé aux vols domestiques d’Aeroflot, notamment vers l’Extrême-Est, il a été entièrement rénové et équipé en matériel dernier cri pour accueillir les compagnies internationales comme Egypt Air ou British Airways, ainsi que tous les avatars de la vieille dame soviétique, de Bachkir Airlines à Polet Flight en passant par Astrakhan Airlines. L’année dernière, 9,4 millions de passagers ont transité par Domodedovo, il y en aura 40 % de plus fin 2004.
Ce jour-là, comme d’habitude, débarquent dans le satellite rénové façon futuriste les 180 passagers du Tupolev 154 de la compagnie Daghestan Airlines, en provenance de Makhatchkala, joli port de pêche de la mer Caspienne et capitale de la république autonome du Daghestan, le pays des Montagnes. Parmi eux, deux couples tchétchènes tout ce qu’il y a de plus banals. Les mesures de contrôle et de sécurité sont celles de tous les aéroports du monde, les policiers vérifient les passeports, un portillon magnétique et une machine à rayons X scrutent passagers et bagages. Au passage des deux femmes, les voyants du portique virent au rouge et l’alarme grésille, sans émouvoir outre mesure les agents. Des clefs oubliées dans une poche, un téléphone portable resté dans une veste peuvent être responsables de cette manifestation intempestive de la machine. « La police n’a rien pu retenir contre elles », dira plus tard le rapport des enquêteurs. Admettons plutôt qu’un billet opportunément glissé dans une main, ou même un simple sourire et quelques explications bien embrouillées ont pu suffire à tromper la vigilance de policiers dont le salaire de misère ne prédispose pas à faire du zèle.
Ce léger incident a tout de même pour effet de retarder Satsita Djebirkhanova, 37 ans, et Aminat Nagaïeva, 30 ans, qui se retrouvent dans la salle centrale de l’aéroport. Très énervée, Nagaïeva constate qu’elle a raté son avion pour Volgograd. Sa compagne tente de la calmer. Elle est moins pressée puisqu’elle ne doit embarquer que le lendemain matin pour Sotchi, sur un Iliouchine 86 de la compagnie Sibir Airlines, un gros-porteur pouvant accueillir plus de trois cents passagers. Mais l’incident l’a aussi alarmée et elle veut partir le plus vite possible. Toutes deux décident donc de s’adresser à un revendeur à la sauvette, un de ces individus qui traînent dans tous les aéroports et les gares de Russie et qui proposent, moyennant finances, de « couper la file » en vous fournissant le billet qu’il vous faut. L’homme, un certain Armen Aroutiounov, originaire de Krasnodar, ne sait pas qu’il s’apprête à fournir à deux terroristes le moyen de remplir leur mission. Pour l’instant, il est content d’avoir ferré deux clientes et s’évertue à leur trouver ce qu’elles veulent car elles vont lui verser au total quelque 5 000 roubles (environ 140 euros, plus que le salaire mensuel d’un professeur).
Aroutiounov connaît tout le monde. Il a donc vite fait de trouver une place pour Nagaïeva sur le vol 1303 de la compagnie Volga-Aviaexpress qui décolle le soir même à 22 h 30 pour Volgograd, l’ancienne Stalingrad. Nagaïeva embarque normalement dans le Tupolev 134, non sans avoir passé les contrôles de sécurité pour elle-même et ses bagages, sa carte d’accès à bord dûment tamponnée.
Dénicher un billet pour Sotchi est moins facile, la très chic station balnéaire de la mer Noire attirant toujours plus de vacanciers. Mais Aroutiounov a des ressources. Moyennant une petite gratification de 1 000 roubles (28 euros), un employé de la compagnie Sibir Airlines, Nicolaï Korenkov, lui fournit in extremis un sauf-conduit pour le Tupolev 154 qui décolle à 22 h 40. « Admise sur le vol 1047 », griffonne-t-il sur le billet régulier de Djebirkhanova. Elle sera le trentehuitième et dernier passager à s’accouder au comptoir de la compagnie. Deux minutes plus tard, l’enregistrement est clos. Peu avant 23 heures et presque simultanément, les deux avions explosent en vol, causant la mort de quatre-vingt-dix passagers et membres d’équipage. Dans les débris, les enquêteurs relèveront des traces d’hexogène, un explosif très sophistiqué, version moderne du TNT connu sous le nom de RDX.
Comment ces deux femmes et leurs bagages ont-ils pu traverser toutes les barrières de sécurité ? « Si les substances explosives se présentent sous la forme de sucre en poudre ou de miel, elles ne sont pas détectées par nos appareils de contrôle, explique le directeur de l’aéroport de Domodedovo, Sergueï Roudakov. Mais nos terminaux ont beau être les plus perfectionnés du pays, nous sommes aussi victimes du « facteur humain ». » Car à Moscou, comme ailleurs, tout s’achète.
Impitoyablement pourchassés durant la période soviétique, les revendeurs à la sauvette sont revenus en force. Ils ont même fait des émules : quand ils sont trop occupés, ce sont les employés de l’aéroport eux-mêmes, moyennant à peine 500 roubles, qui se chargent d’emmener les passagers pressés « par derrière », le long des couloirs réservés au personnel, hors de tout contrôle. La nuit, c’est encore plus facile : 200 roubles, et la police de l’air détourne le regard de l’entrée desdits corridors. La moitié, 100 roubles, à n’importe quel chauffeur de bus en faction devant une entrée, et on vous conduit sur le tarmac jusqu’au pied de l’avion. Il ne vous reste qu’à glisser quelques billets supplémentaires aux membres de l’équipage pour vous asseoir correctement. On dit même qu’il n’est pas rare qu’hôtesses et stewards cèdent leur propre siège si l’avion est complet. Sur les lignes intérieures de la fédération de Russie, personne ne compte jamais le nombre de passagers.
La vente parallèle de billets d’avions est très profitable, à la fois pour les policiers et pour les employés des compagnies aériennes, qui parviennent ainsi sans effort à doubler ou à tripler leur maigre salaire mensuel. Ce petit « bizness », installé à la chute de l’Union soviétique, à l’aube des années Eltsine, n’a jamais posé de problème à quiconque jusqu’à ce jour d’août où deux « clientes » se sont révélées être des femmes kamikazes.

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