Objectif 2005

A un an de la présidentielle, le chef de l’État sortant comme ses adversaires politiques sont déja en campagne. Et préparent l’échéance alors que le processus de paix reste bloqué.

Publié le 4 octobre 2004 Lecture : 8 minutes.

Les Ivoiriens n’en finissent pas de découvrir les arcanes de l’accord d’Accra III signé le 30 juillet dernier et destiné à relancer le processus de paix et à préparer les élections présidentielle et législatives de 2005. Entre les retransmissions télévisées des débats parlementaires sur les réformes à venir, les spéculations autour d’une éventuelle révision de l’article 35 de la Constitution (relatif aux conditions d’éligibilité) et les pas de deux auxquels se livrent en permanence les leaders politiques, chacun y va de son petit commentaire, de ses pronostics, de ses préférences. Et, de ce point de vue, l’humour ivoirien n’est pas en reste : « On verra bien en 2005 qui est garçon », ironise un instituteur abidjanais.
En attendant, la vie politique nationale a pris, ces derniers temps, les traits d’un véritable théâtre d’ombres. Et toute l’agitation politicienne non dépourvue d’arrière-pensées autour des projets de loi en discussion à l’Assemblée nationale donne le ton des joutes à venir et préfigure les futures alliances électorales. Pour l’heure, le poids des mots et le choc des photos, par médias interposés, tiennent lieu de déclarations de candidature, voire de stratégies nées, le plus souvent, dans l’imagination de prétendus analystes politiques. Toujours est-il qu’à un an des élections générales chaque camp se prépare et affûte ses arguments.
Peu importe que les listes électorales et les cartes d’identité « infalsifiables » soient toujours une vue de l’esprit, que l’intégrité territoriale n’ait pas été recouvrée ! Que le calendrier d’adoption des réformes politiques par la représentation parlementaire établi à Accra ne puisse être respecté – l’Assemblée nationale a bouclé le 28 septembre sa session extraordinaire et ne pourra se pencher sur les textes qu’à partir du 6 octobre. On fait comme si les prochaines élections, notamment la présidentielle – dont rien n’indique aujourd’hui, bien au contraire, que la date sera respectée – étaient censées marquer la sortie de guerre. C’est dire la portée considérable de ces scrutins par leurs enjeux immédiats et les révisions déchirantes qu’ils ne manqueront pas d’entraîner sur l’échiquier politique. Il y a là de toute évidence la perspective d’une nouvelle photographie électorale qui risque de remettre en question les schémas traditionnels accolés à la Côte d’Ivoire.
Comme semblent l’indiquer les affrontements récurrents entre le camp présidentiel et le « G7 », creuset des partis d’opposition, notamment le Rassemblement des républicains (RDR) et le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI-RDA), tous deux associés à l’ex-rébellion, l’actuel chef de l’État, candidat probable à sa propre succession, devrait normalement avoir comme principaux adversaires l’ex-président Henri Konan Bédié et l’ancien Premier ministre Alassane Dramane Ouattara. Dans la réalité, ce scénario est loin d’être définitivement acquis, entre autres parce qu’une éventuelle candidature de Ouattara demeure subordonnée à la révision de l’article 35 de la Constitution qui réserve la consultation aux seuls « Ivoiriens d’origine nés d’un père et d’une mère eux-mêmes ivoiriens d’origine ». La focalisation de l’opinion ivoirienne sur les conditions de l’éligibilité à la présidence de la République, hier source de toutes sortes d’empoignades, est, aujourd’hui encore, annonciatrice des profonds clivages.
De l’imbroglio tout à la fois juridique, politique et institutionnel qui prévaut, une seule certitude se dégage pour l’instant : Laurent Gbagbo est déjà en campagne. À travers les voyages qu’il a effectués dans certaines régions et ses fréquents séjours à Yamoussoukro, en plein pays baoulé, ou encore ses rencontres avec les représentants des populations, le président sortant retrouve son terrain de prédilection, celui du contact direct avec les Ivoiriens. L’homme aime souvent à dire qu’il est le seul, en dehors de Félix Houphouët-Boigny, à avoir sillonné le pays de long en large et visité les plus petits villages. Devant l’adversité qui se profile à l’horizon 2005 et dont l’unique objectif est de l’écarter du pouvoir par les urnes, à défaut d’avoir réussi à le faire par les armes, il sait que ses compatriotes le jugeront moins sur son bilan (difficilement mesurable du fait de la guerre), que sur la détermination et le courage physique dont il a su faire preuve au cours des années de braise.
Partant de là, c’est certainement autour des thèmes de la paix, de l’unité nationale et de la souveraineté bafouée depuis le 19 septembre 2002 qu’il entend rallier les suffrages des Ivoiriens à sa cause et interpeller les autres candidats. Sans pour autant renier la formation politique – le Front populaire ivoirien (FPI) – qui l’a porté au pouvoir en octobre 2000, encore moins son programme de « refondation », tout porte à croire qu’il cherchera à élargir sa base populaire et à mordre sur l’électorat des partis traditionnels, singulièrement sur celui du PDCI-RDA. Il en aura besoin pour un deuxième mandat. Car, à défaut d’une alliance en bonne et due forme, on voit mal, au regard du rapport des forces, quelque candidat que ce soit l’emporter en 2005 sans être rejoint par un large pan de l’électorat des autres.
En Côte d’Ivoire, comme ailleurs en Afrique, l’exercice du pouvoir et les multiples avantages qu’il génère étant des arguments-massues en période électorale, le chef de l’État a réussi à tisser depuis plusieurs mois des relations aussi discrètes qu’intéressées avec des personnalités de tous horizons et d’envergures différentes, qui, le moment venu, peuvent se révéler très utiles, pour peu qu’on les réactive. Ainsi de vieux compagnons du président Houphouët, comme Mathieu Ekra, Camille Alliali, Maurice Séri Gnoléba ou encore Laurent Dona Fologo. C’est en ayant à l’esprit toutes ces données et assuré de pouvoir compter sur le vote légitimiste qu’il a entrepris un travail de « séduction politique » en direction des « grands électeurs » et du « pays profond », même amputé depuis deux ans de sa frange septentrionale.
La prime au sortant et la ténacité face aux épreuves suffiront-elles à lui garantir un nouveau quinquennat ? « Même si tout le monde est autorisé à figurer sur la ligne de départ, Gbagbo est quasiment assuré d’être présent au second tour, assure un universitaire ivoirien. Il a impérativement besoin des élections de 2005 pour asseoir sa légitimité. L’opposition, pour ce qui la concerne, a besoin du scrutin pour se défaire de Gbagbo. Et la communauté internationale, les Nations unies et la France en tête, pour se désengager d’une crise qui n’a que trop duré. »
Instruits par les événements de ces dernières années, les adversaires déclarés ou supposés du chef de l’État s’efforcent de présenter un front uni et de transformer leur slogan – « Tout sauf Gbagbo » – en alliance politique et électorale durable. Certains ont même caressé l’idée d’une candidature unique face au sortant. C’est dans cette perspective qu’il faut inscrire la création du « G7 », regroupant l’essentiel des forces d’opposition, et le rapprochement récent, non dénué d’arrière-pensées, entre l’ancien président Henri Konan Bédié, naguère théoricien de « l’ivoirité », et sa victime expiatoire d’hier, l’ex-Premier ministre Alassane Dramane Ouattara.
À en croire l’un et l’autre, désormais unis face à Laurent Gbagbo, « le passé, c’est le passé ». Iront-ils pour autant aux élections sous la même bannière ? « Je me suis fixé comme ligne de conduite de ne plus accorder d’interview jusqu’à ce que la situation soit clarifiée », souligne, au téléphone, Ouattara. « Il est encore prématuré de parler des élections, explique son proche entourage. Il y a des préalables techniques, constitutionnels et autres. Après, on avisera. » Bédié, comme à son habitude, n’a pas cru bon de donner suite aux multiples appels téléphoniques.
Les deux hommes ont dîné ensemble le 23 septembre au domicile parisien de Bédié. Une rencontre prévue de longue date dans le prolongement de celle organisée en marge du sommet d’Accra III. Ils ont joué cartes sur table, écarté toute idée de candidature unique – un moment caressée par certains partisans de l’ancien chef de l’État comme monnaie d’échange contre le soutien du PDCI pour la révision de l’article 35, et immédiatement réfutée par le RDR -, appelé à la signature d’un pacte politique « complet » à Yamoussoukro en novembre (voir J.A.I. n° 2281). Séduisante sur le papier, mais surtout destinée à galvaniser des troupes un peu « en déshérence » depuis le début de la guerre civile, cette perspective d’alliance visant à mettre en échec électoralement le président Gbagbo pourrait se heurter sinon à la rancune entre les deux hommes, du moins à la méfiance de leurs partisans respectifs.
La raison politique parviendra-t-elle à faire oublier les affrontements et les blessures d’hier ? Un rapprochement des deux leaders et, au-delà, de leurs formations politiques résistera-t-il aux querelles de personnes et de leadership de plus en plus perceptibles au sein du PDCI-RDA ? Dans cet ordre d’idées, l’annonce (non démentie par l’intéressé) de la candidature de Charles Konan Banny, gouverneur de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), est lourde de menaces pour Bédié, qui se targue d’être le « candidat naturel » du PDCI-RDA. Par ailleurs, plusieurs questions demeurent, pour l’heure, sans réponse. Le RDR présentera-t-il un autre candidat si son leader venait une nouvelle fois à être recalé ? Fera-t-il cause commune, dans la bataille électorale, avec la rébellion ? Se dissociera-t-il d’un mouvement dont une partie est en voie de criminalisation ?
La rébellion ira-t-elle au front sous son propre étendard ? Son leader politique, Guillaume Soro, est de jure hors course parce qu’il n’aura pas atteint en 2005 l’âge minimal requis par la Constitution (40 ans) pour briguer la magistrature suprême. Qui donc défendra « l’héritage » et la « spécificité » des insurgés du 19 septembre 2002 ? Le sergent-chef Ibrahim Coulibaly, dit « IB » ? L’ancien sous-officier putschiste, en guerre ouverte avec Soro, a récemment annoncé dans nos colonnes qu’il voterait en 2005 pour… Ouattara. Alors qui ? Louis Dacoury Tabley, ex-ami de Gbagbo rallié à la rébellion ? Peut-être trop impulsif et doctrinaire. Le général Bakayoko, leur chef militaire ? « Son tempérament ne s’y prête guère, lâche un de ses proches. Sans oublier qu’il est militaire… »
Autant dire que les mois qui nous séparent du scrutin d’octobre 2005 peuvent encore réserver bien des surprises. Mais quoi qu’il en soit, les consultations électorales interviendront dans un contexte totalement différent de ceux que le pays a connus. Pour, au moins, deux raisons. En dehors des souffrances qu’elle a causées aux populations tant du Nord que du Sud, la guerre civile va sans conteste modifier les comportements électoraux et bouleverser les schémas « ethniques » dont sont généralement friands les « anthropologues » et autres « spécialistes » de l’Afrique. Par ailleurs, il faut s’attendre à une transformation radicale de la géographie électorale, la grande métropole économique, Abidjan, représentant à elle seule pas moins du tiers des électeurs ivoiriens…

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