L’agriculture à deux vitesses

La puissante Cameroon Development Corporation (CDC), avec ses 13 000 employés, est la première entreprise agro-industrielle du pays. Face à cet empire, les petits paysans tentent de survivre.

Publié le 6 octobre 2004 Lecture : 6 minutes.

Un avion passe au-dessus des têtes. Debout au milieu d’un petit champ de maïs, le chef du village de Boamba, Penuel Musenja Lifambe, et son jeune acolyte, Lazarus Enwe, peuvent deviner les pesticides et autres produits de traitement que l’appareil de la compagnie américaine Del Monte, associée à la puissante Cameroon Development Corporation (CDC), s’apprête à déverser sur les milliers d’hectares de bananeraie, autour de Buéa.
Penuel Lifambe et Lazarus possèdent chacun 1 hectare de terrain, à 3 kilomètres de la route qui relie Buéa à Douala, dans la région du Sud-Ouest, au beau milieu des plantations de la CDC. Un bout de terre qu’il faut rejoindre, dans la boue et à pied, pour aller planter, entretenir, protéger et cultiver les plants de maïs. Il faudra ensuite faire le chemin en sens inverse, les épis sur la tête, pour vendre au marché le produit de la récolte, une fois par an. Une production qui leur rapporte à chacun 200 000 F CFA (305 euros) et leur permet de payer quelques employés pour transporter la marchandise.
Qu’elle soit exploitée par les géants de l’agro-industrie, au premier rang desquels se trouve la CDC, ou par des petits paysans (70 % des exploitants possèdent moins de 1 hectare), la province du Sud-Ouest est un extraordinaire grenier. Grâce au mont Cameroun, avec un climat frais en altitude, chaud près de la côte et dans les terres, le Sud-Ouest offre à ses habitants une flore et des sols si diversifiés qu’avec un peu d’efforts on pourrait tout y faire pousser.
« Sur le mont Cameroun, à 2 500 m, les villageois cultivent des patates irlandaises, explique George Mboge Mboge, le délégué provincial à l’Agriculture. Et, au pied de cette montagne, vous pouvez faire pousser presque tous les fruits exotiques. Le Sud-Ouest est un Cameroun en miniature, une Afrique en miniature. » Et pourtant, la province n’arrive pas à s’affranchir de la pauvreté même si les habitants parviennent à se nourrir (« On ne meurt jamais de faim ici ») tandis que les grandes entreprises exploitent bananes, hévéa et thé pour l’exportation.
Face à ces mastodontes agro-industriels qui occupent un cinquième de la superficie et quasiment un tiers des terres cultivables, les petits paysans ne parviennent pas à s’organiser pour, sinon rivaliser, au moins produire quelques excédents à exporter vers les autres régions. « United we stand [L’union fait la force], déclare pourtant Chief Lifambe. C’est pour ça que nous avons décidé de travailler ensemble avec Lazarus. » Les deux hommes, ainsi que dix autres groupements dans leur région, ont bénéficié d’un programme gouvernemental, assisté par la Banque mondiale, pour mettre en commun leurs compétences et bénéficier de conseils techniques et d’apports d’intrants agricoles. Une réussite, selon le responsable provincial chargé du programme, que le manque de fonds pourrait interrompre avant que les regroupements de paysans aient atteint la taille critique. « Il manque à cette région des fermes de taille moyenne, explique George Mboge Mboge. Les petites propriétés ne nous mèneront à rien. C’est la voie de l’industrialisation qu’il faut prendre. » Une réalité facile à constater dans les écoles secondaires de la région : on y trouve beaucoup d’enfants de salariés de la CDC second employeur du pays avec ses 13 000 salariés et peu de gosses de petits fermiers.
La CDC, décidément, est sur toutes les lèvres. D’autant que l’on craint de plus en plus son démantèlement. Engagé en 1998, le processus de privatisation de la compagnie, créée par les Anglais en 1947 sur les ruines des grandes propriétés allemandes, a pourtant du mal à progresser. Après avoir choisi de céder séparément ses quatre branches (banane, thé, hévéa, huile de palme), le gouvernement a réussi en octobre 2002 à vendre la filière thé aux Sud-Africains de Brobon Finex, qui ont créé la Corporation Tea Estates (CTE). C’est à ce jour la seule branche privatisée, et l’État y a gardé plus de 10 % des parts. Depuis, les projets concernant les trois autres branches n’ont pas beaucoup avancé. En mai 2004, cependant, le gouvernement a publié un avis de sollicitation de manifestation d’intérêt pour un consultant ou une banque d’affaires qui pourrait l’assister dans le processus.
Avec une production de 22 000 tonnes de latex en 2003, de 21 000 tonnes d’huile de palme et 4 500 tonnes de palmistes, pour un chiffre d’affaires de 25 millions d’euros (hors banane qui, elle, rapporte deux fois plus), la « vieille dame » est rentable. Aux yeux des acheteurs, elle pourrait cependant être plus séduisante si elle n’était pas une entreprise « sociale ». En effet, depuis sa création, la CDC se doit d’exploiter les ressources naturelles du Cameroun, mais aussi de faire vivre sa population. Écoles, dispensaires, logement : la CDC assure à ses employés des services sociaux indispensables. Garderaient-ils ces avantages dans une CDC privatisée ?
À la Corporation Tea Estates, quelques centaines d’employés ont été licenciés au moment de la privatisation, rappellent les syndicats. Et la production ne cesse de baisser. Certaines mauvaises langues supputent que les repreneurs veulent tuer l’activité pour « en faire quelque chose de plus rentable ». Donc, quand les populations ont appris que le gouvernement avait relancé le processus de privatisation des trois autres branches de la CDC en cherchant un consultant, les relations se sont à nouveau tendues. Outre les avantages sociaux qu’ils risquent de perdre, de nombreux Camerounais voient d’un mauvais il leurs terres passer dans les mains d’une entreprise privée. Le Bakweri Land Claims Committee a été jusqu’à solliciter la Cour africaine des droits de l’homme pour réclamer les droits sur les terres ancestrales de l’ethnie bakwerie, selon lui concédées par l’État à la CTE alors que les terres ne lui appartenaient pas.
Tant que l’État exploitait leurs terres et leur offrait en même temps l’emploi et les avantages sociaux, aucun problème. Au jour de la privatisation, même si les terres ne sont que « concédées » par un bail emphytéotique (d’une durée de dix-huit à quatre-vingt-dix-neuf ans), les petits propriétaires craignent d’être les dindons de la farce. Dans certains bureaux de la délégation de l’Agriculture, on en vient à craindre une implosion sociale le jour où la vente d’une branche supplémentaire se précisera.
La privatisation de la CDC relève du dilemme cornélien. « Au regard du volet social, on peut être tenté de s’opposer à la privatisation », explique Bernard Njonga, directeur de publication de La Voix du paysan. « En même temps, elle est un gouffre financier pour l’État et pompe les fonds publics. » Depuis plusieurs années, le feuilleton de la privatisation de la CDC empêche les investissements à moyen ou long terme, pourtant nécessaires. En 2006, la filière banane risque effectivement de connaître de graves difficultés avec la révision programmée du régime européen de commercialisation de ce fruit. Du côté de la concurrence, la société des Plantations du Haut-Penja (PHP), qui forme désormais un conglomérat avec la Société des plantations nouvelles du Penja (SPNP) et la Société des bananeraies de la M’Bomé (SBM) a commencé sa restructuration. Si la CDC prend du retard, elle risque gros. Et, avec elle, les 70 % des habitants du Sud-Ouest qui vivent de l’agriculture.
En attendant ces bouleversements, Chief Lifambe et Lazarus Enwe reprennent le chemin du village. La privatisation ne les intéresse pas. Tout ce qu’ils souhaitent, à l’image des petits paysans qui forment le gros des bataillons d’agriculteurs de la région, ce sont des routes. Ceux qui habitent loin du littoral, à Mudemba ou Debuncha par exemple, c’est-à-dire à plusieurs dizaines de kilomètres de toute piste carrossable, savent de quoi ils parlent. En dehors des grandes exploitations, on doit parcourir de très longues distances avant de trouver enfin une route goudronnée. Difficile de parler de croissance de l’agriculture quand les produits ne peuvent franchir les frontières des villages, et encore moins des régions.

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