Il faut faire la guerre aux préjugés

Publié le 5 octobre 2004 Lecture : 5 minutes.

Je voudrais vous raconter cette semaine une édifiante histoire de guerre et d’espionnage qui date de trente et un ans, tout juste. Connue jusqu’ici d’un très petit nombre de personnes, elle vient d’être révélée par les archives israéliennes rendues publiques après le délai de trente ans qu’observent la plupart des gouvernements avant de laisser les historiens et les journalistes prendre connaissance de leurs documents secrets.

Souvenez-vous du 6 octobre 1973 : pour les juifs, c’était la fête de Yom Kippour, la plus importante de l’année (longue journée de jeûne, d’expiation, de pardon et de prière) ; les musulmans, eux, venaient d’entrer dans le mois sacré de ramadan, consacré, lui aussi, au jeûne et à la prière.
Prenant tout le monde de court, l’Égypte et la Syrie choisirent ce jour-là pour, de concert, jeter toutes leurs forces sur les armées israéliennes qui occupaient de larges portions de leurs pays depuis juin 1967 – et tenter de les en déloger.
Personne ne les avait cru capables d’une telle audace qui frisait l’inconscience, et les plus surpris furent… les Israéliens. Ayant battu les Arabes à plate couture six ans plus tôt, ils croyaient que ces derniers n’oseraient plus jamais se mesurer militairement à eux. S’estimant invincibles et inexpugnables, ils dormaient sur leurs deux oreilles.
Leurs armées furent bousculées, leur gouvernement connut le désarroi et songea même, dit-on, à utiliser l’arme atomique pour empêcher les forces syriennes et égyptiennes, si elles parvenaient à libérer leurs territoires occupés, d’entrer sur le territoire israélien lui-même.
Mais, dès le 10 octobre, le secrétaire d’État américain, un certain Henry Kissinger, entra dans la danse. Il somma les Russes de retirer leur appui aux belligérants arabes, organisa un pont aérien d’armes et de munitions des États-Unis vers Israël et obtint du président égyptien Sadate… qu’il arrête la progression de ses troupes.
De leur côté, les Israéliens se ressaisirent, cassèrent l’élan des armées syrienne et égyptienne, avant de les refouler au-delà de leurs bases de départ : la guerre du Kippour a duré vingt jours, fait 8 000 morts chez les Syro-Égyptiens et 6 000 chez les Israéliens.

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Je rappelle ces faits vieux de trente et un ans pour vous donner le contexte de mon histoire d’espionnage et vous permettre d’apprécier ce qu’elle a de savoureux : en fait, les Israéliens n’auraient pas dû être surpris, car ils avaient deux espions très haut placés dans la hiérarchie arabe, qui les ont prévenus, à temps – et très exactement -, de ce qui se tramait contre eux.
Voici l’histoire telle qu’elle ressort des archives israéliennes rendues publiques :
Le roi Hussein de Jordanie fut reçu secrètement, à sa demande urgente, le 25 septembre 1973, par Golda Meir, alors Premier ministre d’Israël.
La rencontre se déroula à Herzliya, petite ville située au nord de Tel-Aviv, dans une villa du Mossad, le service secret israélien, ce qui renforce d’emblée son caractère clandestin et lui donne même l’allure d’une réunion entre un espion de haut rang… et ses officiers traitants.
Hussein dit à Golda Meir qu’il avait sollicité la rencontre pour l’alerter et lui livrer une information cruciale pour l’État hébreu : la Syrie et l’Égypte se préparaient à attaquer Israël pour récupérer leurs territoires occupés en 1967 ; les préparatifs étant achevés, l’attaque pouvait désormais intervenir à tout moment.
À sa stupéfaction, Hussein, qui trahissait ainsi sans états d’âme le camp auquel il était censé appartenir, ne fut pas cru, et son information de la plus haute importance tomba dans l’oreille d’une sourde.
Par acquit de conscience, Golda Meir interrogea le Mossad, hôte de la rencontre, et les services de renseignements de l’armée israélienne. Tous deux furent d’accord pour indiquer à leur Premier ministre qu’à leur avis ni les Syriens ni les Égyptiens n’oseraient déclencher une guerre contre l’armée israélienne.
Leurs préparatifs ne servaient qu’à occuper leurs états-majors, ajoutèrent avec assurance les chefs des services israéliens.
Golda Meir fut ainsi confirmée dans son « refus de voir ». Quant à Hussein, il rentra chez lui, dépité et non remercié.

Les services israéliens avaient recruté un autre agent très bien placé et dont le nom de code était « le beau-fils ». C’était en effet le propre beau-fils du président Nasser, époux de sa troisième fille, Mona (sa préférée). Son nom : Ashraf Marwan.
Ce deuxième agent, au service d’Israël depuis 1969, a lui aussi, de son côté, révélé à ses officiers traitants israéliens, la veille du déclenchement de la guerre, que l’Égypte allait attaquer le lendemain. Et lui non plus ne fut pas cru.

Que le roi Hussein ait été, dans le camp arabe, un espion haut placé au service de la CIA et du Mossad ne fait guère de doute : du vivant même du roi, des livres et des articles de journaux (dont Jeune Afrique) l’ont révélé sans jamais être démentis, ni, a fortiori, poursuivis.
Que le beau-fils de Nasser, dont Sadate a fait un de ses plus proches collaborateurs, se soit mis au service d’Israël semble tout aussi établi puisque l’intéressé lui-même, converti dans les affaires (plutôt douteuses), ne le nie que très mollement et, dénoncé par la presse égyptienne, ne réplique qu’avec des arguments peu convaincants.
Qu’Israël ait été prévenu au plus haut niveau par ses espions de l’attaque qui allait être déclenchée contre lui sur deux fronts, ainsi que de sa date, ne fait aucun doute : ce sont les archives israéliennes (confirmées par celles des autres pays impliqués) qui le révèlent. Qu’il n’ait pas voulu croire ses espions est tout aussi assuré.
Avant eux, un certain Staline avait été prévenu par son espion à Tokyo, le célèbre Sorge, qu’Hitler allait envahir l’URSS en juin 1941, et ne l’a pas cru.

J’ai cherché à comprendre pourquoi des personnes aussi intelligentes et expérimentées que Staline (en 1941), Golda Meir et Moshe Dayan trente ans plus tard se sont enfermées de la même manière dans le refus de voir et d’entendre.
La réponse que j’ai trouvée, et que je vous soumets, réside dans un trait permanent de la nature humaine discerné depuis des siècles par les psychologues et les philosophes : les obstacles à un bon examen d’une situation donnée, disent-ils, viennent rarement de ce que l’esprit est vide de science ; le plus souvent de ce qu’il est rempli de préjugés.
Alors, si vous voulez voir ce qui est devant vos yeux et entendre ce qu’on vous dit, si vous ne voulez pas courir le risque de « passer à côté de la vérité », faites la guerre aux préjugés et empêchez-les d’obstruer votre esprit.
(Voir page 46 : « Ce jour-là ».)

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