Dans la solitude des champs de coton

Les trois provinces septentrionales se sentent oubliées par le pouvoir central. Pourtant, elles contribuent à la croissance de l’économie.

Publié le 4 octobre 2004 Lecture : 9 minutes.

On l’appelle le Grand Nord. Administrativement, il recouvre trois provinces : l’Adamaoua, le Nord et, au-delà du 10e parallèle, l’Extrême Nord. Il serait mal connu et mal aimé des autres Camerounais et charrierait mille et un clichés, plutôt négatifs, souvent des images d’Épinal très composites, où s’entremêlent des figures hautes en couleur, mais souvent opposées. D’un côté, les lamidos, les grands chefs peuls, sortes de personnages inaccessibles, juchés sur des chevaux caparaçonnés. De l’autre, quelques vieux marabouts, bardés d’amulettes, comme le sorcier aux crabes, récemment décédé, qui, à Rhumsiki, non loin de Maroua, la capitale de l’Extrême Nord, consultait ses crustacés pour prédire l’avenir.
Le 6 septembre 2002, la parution d’un document mettait la région sur le devant de la scène politique. Ce « Mémorandum sur les problèmes du Grand Nord » était signé d’un cartel de personnalités du « Septentrion », leaders de partis politiques et anciens ministres, qui y dénonçaient la marginalisation dont le Grand Nord serait l’objet, et révélée par le manque d’infrastructures et la faible représentativité de ses cadres dans l’appareil administratif, gouvernemental et politique.
Le Grand Nord constitue-t-il un monde à part ? Victime d’ostracisme ? Ou bien une région parmi tant d’autres, avec ni plus ni moins de problèmes qu’ailleurs ? À première vue, on peut se demander ce qui unit ce grand ensemble, qui, sur la carte, prend la forme d’un vaste triangle effilé. Pas uniquement les conditions naturelles, en tout cas, même si la forêt y est absente partout. Car, malgré un soleil de plomb pendant une grande partie de l’année, les diversités climatiques ne manquent pas. Entre l’Adamaoua, zone de transition entre la forêt et le Sahel, et la province de l’Extrême Nord, il y a déjà quelques centaines de millimètres de pluie de différence. Plateau plus que montagne, l’Adamaoua est une savane arbustive bien arrosée : il reçoit 15 000 mm de pluie de mars à novembre. En outre, les nombreux mayos (nom local des ruisseaux et rivières) qui y prennent leur source font de cette région le château d’eau du pays. En revanche, plus on s’approche du lac Tchad, à la pointe du triangle, plus les précipitations sont faibles – moins de 650 mm par an – et plus les herbes envahissent l’espace.
Les populations peules – ou foulbées -, très tôt converties à l’islam, pourraient être le trait commun à ces régions. Leurs puissantes chefferies, les lamidats, ont en effet dominé historiquement la région. D’où une tendance, un peu abusive, à parler d’un Grand Nord musulman, opposé à un Sud majoritairement chrétien. Les Peuls n’en sont pourtant pas les seuls habitants, et l’islam pas l’unique religion de cette entité. En dépit des apparences, cet ensemble est loin d’être homogène. À côté des Foulbés coexistent diverses communautés, dites soudanaises : les Mboums, les Dourous et les Lakas, dans l’Adamaoua, et, dans les deux autres provinces, les Mousgoums, les Massas, les Mafas, les Toupouris, les Moundangs, les Kotokos et les Arabes Choas.
Certaines communautés ont été islamisées, d’autres christianisées, d’autres encore sont restées animistes. D’où le surnom de kirdi (« païens ») que leur ont donné les Peuls. Les plus connues sont les Kapsikis, qui se dénomment entre eux les Marguis ou « non-musulmans ». Très attachés à leur mode de vie traditionnel, réfractaires aux préceptes du Coran, ces derniers ont farouchement résisté à l’islamisation, en se réfugiant dans les monts Mandara, aux reliefs volcaniques originaux, qui jouxtent la frontière nigériane. Longtemps repliés sur eux-mêmes, ils ont commencé à s’ouvrir sur l’extérieur et à s’installer dans les plaines où ils sont exposés parfois à l’influence de l’islam. Néanmoins, les luttes passées sont encore présentes dans les mémoires, et les antagonismes avec les musulmans sont toujours perceptibles.
Malgré cette diversité ethnique, sociale et religieuse, ce sont les chefferies traditionnelles peules qui dominent le paysage politique et institutionnel local et constituent, aujourd’hui encore, la forme de pouvoir la plus respectée par les populations qui leur sont attachées. Une caractéristique qui, à l’évidence, semble être le trait commun des provinces du Grand Nord. Les lamidos sont théoriquement considérés comme des « auxiliaires » de l’administration territoriale, intronisés, rémunérés et évalués par l’État. Mais, dans la pratique, leur pouvoir n’a guère cédé de terrain, malgré les processus de démocratisation et de décentralisation en cours. Une situation qui est liée non seulement à leur ancrage ancien dans le tissu local, mais résulte également des choix géopolitiques de Yaoundé.
Avec ses quelque 4 575 000 habitants (30 % de la population totale), auxquels s’ajoutent plusieurs centaines de milliers d’« expatriés » au sud du pays, le Grand Nord forme un vivier « électoral » que ne peut ignorer le régime en place. Depuis longtemps d’ailleurs, c’est sur cet axe Nord-Sud qu’a misé le pouvoir, dont l’assise électorale repose sur trois provinces (Centre, Sud et Est), pour contenir l’essor politique de l’Ouest. C’est à cette alliance Nord-Sud, plus exactement Peuls-Bétis – dont déjà Amadou Ahidjo, premier président du Cameroun indépendant, originaire du Nord, avait profité – que le président Paul Biya doit son pouvoir. D’où la conclusion d’un marché tacite avec les chefferies, qui bénéficient d’un blanc-seing pour l’administration de leurs territoires, dont elles connaissent précisément l’histoire et les hommes, et qui disposent de moyens financiers importants.
Ainsi, ni le temps ni la démocratie multipartite vénérée pour ses multiples vertus n’ont pu vraiment désagréger le pouvoir traditionnel établi dans cette zone depuis longtemps. Sur le plan politique, la représentation de cette autorité a longtemps été assurée par l’Union nationale pour la démocratie et le progrès (UNDP), dont le leader est Bello Bouba Maïgari, du lamidat de Rey-Bouba.
Certains ont récemment tenté de résister, en créant notamment des partis contrepoids ou en entrant au Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), le parti au pouvoir. Mais le socle traditionnel est resté inébranlable, même si les tensions entre groupes ne sont pas absentes. Leader communautaire et guide spirituel, le chef n’a de limite dans l’exercice de son pouvoir que celle qu’il se sera tracée. Pour preuve, des chefferies, comme celle de Rey-Bouba, se comportent comme de véritables États dans l’État, en réinventant des réglementations selon les intérêts du moment, et en disposant de leurs propres institutions (douanes, police, prisons, etc.). Le corps préfectoral n’y assure dans bien des cas qu’une représentation minimale. Ce morcellement féodal n’est pas un accident de l’Histoire, ni la survivance d’un archaïsme que la modernité de l’État n’aurait su faire disparaître : c’est bien l’expression d’une alliance politique nécessaire à la stabilité du régime dans sa configuration actuelle.
C’est d’ailleurs parce qu’ils n’ont pas dénoncé ces pouvoirs féodaux que les auteurs du fameux Mémorandum n’ont pas seulement rencontré un écho favorable à leurs revendications dans leur propre région, mais aussi parmi les ressortissants d’autres provinces. « Le Mémorandum dénonce seulement le gouvernement actuel, mais il ne fait pas la critique du système féodal en place au Nord, ni de ce qui relève de la politique d’Ahidjo, qui sont tous les deux également responsables du retard socio-économique du Grand Nord », souligne un universitaire camerounais.
Quelle que soit la responsabilité des uns et des autres, force est de reconnaître que le Grand Nord est sous-équipé en matière d’infrastructures et de services sociaux. La région se distingue par une représentation numérique à l’Assemblée nationale insuffisante, du fait du découpage électoral, par un taux de scolarisation assez bas, un manque de structures sanitaires et d’infrastructures de transports. Le chemin de fer s’arrête à Ngaoundéré, la capitale de l’Adamaoua. Au-delà, il reste la route. Autant dire que la région est enclavée.
Pour joindre les provinces du Nord, l’avion est la seule option. Pour l’heure, le transport aérien est confié à la Camair, qui peine à assurer cette desserte. Retards, annulations ou reports de vols sont le lot quotidien. La région peut ainsi être coupée du reste du pays pendant deux à trois jours. De quoi limiter le développement du tourisme, dont le Grand Nord est pourtant le fer de lance. En dépit de ces difficultés, l’activité touristique se maintient, vaille que vaille, bénéficiant de la présence de réserves et de parcs animaliers comme le Parc national de Waza, à l’Extrême Nord, le plus visité et le mieux aménagé du Cameroun, ou le Parc de Bouba-Ndjida, situé en bordure du Tchad, au sud de Garoua. Tous deux riches en félins et en éléphants. Plus à l’ouest se trouve le Parc national de la Bénoué, célèbre pour ses buffles noirs et ses patas, des petits singes roux, et la réserve du Faro, dont raffolent les passionnés de sciences naturelles et de zoologie.
Les « accros » de l’écotourisme peuvent aussi goûter au charme des traditions. Ils auront le choix entre les lamidats (Maroua, Garoua, Rey-Bouba ou Ngaoundéré), et leurs illustres fantasias, les fêtes traditionnelles, ou la visite des villages peuplés de communautés animistes, comme les Komas des monts Alantika, les Kirdis des monts Mandara, les forgerons Matakams et les pêcheurs Kotokos.
Outre le tourisme et le commerce, les autres activités économiques sont l’agriculture, l’élevage et, de manière plus marginale, la pêche. Le tout assurant environ un quart du Produit intérieur brut (PIB). Outre le maïs, l’arachide, un peu de riz, du mil et du sorgho, base de l’alimentation des populations, la culture cotonnière est très présente dans l’Extrême Nord et dans le Nord, et se développe de plus en plus dans l’Adamaoua. Sur les quelque 250 000 tonnes produites chaque année, une infime quantité (4 000 tonnes de fibres) est vendue sur place à la Cotonnière industrielle du Cameroun (Cicam). Le reste est exporté par la compagnie nationale, la Sodécoton. Cette filière revêt une importance économique considérable, en faisant vivre directement ou indirectement près de trois millions de personnes. Avec ses vastes steppes à épineux, sillonnées par quelque trois millions de têtes de zébus, l’Adamaoua est également la terre de l’élevage. Ce qui n’est pas sans poser des problèmes de cohabitation entre éleveurs et agriculteurs, d’autant que certaines aires sont protégées pour la chasse et le tourisme. La croissance démographique de la zone et les migrations de populations en provenance du Tchad augmentent la pression foncière.
Exception faite de la Sodécoton (Société de développement du coton), la région ne dispose d’aucune industrie d’envergure. Quant aux retombées du pipeline qui relie le Tchad au port maritime de Kribi, elles profiteront surtout à Douala et au pouvoir central. Les perspectives de l’économie locale sont donc assez limitées.
Et si les auteurs du Mémorandum avaient raison ? En tout cas, à sa parution, ce dernier a fait grand bruit. Certains n’y ont vu que des jérémiades d’anciens ministres, exprimant leurs frustrations. Un moyen détourné, d’après eux, pour obtenir un poste. Le régime, lui, a pris l’affaire plus au sérieux, en envoyant illico presto des délégations dans le Grand Nord. Animées par des membres du RDPC et du gouvernement originaires de ces zones, ces délégations se sont échinées à démontrer aux populations locales ce que le pouvoir faisait pour elles. Pourquoi un tel empressement, alors qu’aux législatives et aux municipales de 2002 le RDPC a raflé la quasi-totalité des sièges et des mairies dans les trois provinces ? Peur que le vent ne tourne ? Après le Sud, place au Nord ? En tout cas, à en croire l’universitaire cité plus haut, « l’élite foulbée se mobilise pour envoyer ses enfants à l’École nationale d’administration et dans les grandes écoles, pour favoriser à terme sa présence dans l’administration et aux commandes du pays ». Reste à savoir si ce mouvement s’accompagnera d’une modernisation et d’une remise à plat du pouvoir des chefferies. La progression d’un islam radical dans les bastions musulmans du Nord laisse à penser que, sur ce plan, rien n’est vraiment sûr.

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