Astrakhan, capitale du caviar russe

Publié le 5 octobre 2004 Lecture : 4 minutes.

Astrakhan, ville aux portes de la Russie du Sud, contrée mythique des Cosaques et des Tatars, naguère étape d’une des routes de la soie, évoque les magnificences du temps de Gengis Khan et de la Horde d’Or (nom donné à la noblesse mongole qui a contrôlé les régions ouest de l’Asie jusqu’à la Pologne et Moscou). Fondée au xiie siècle par les Tatars et prise au XVIe par Ivan le Terrible, Astrakhan, qui compte aujourd’hui 500 000 habitants, occupe le carrefour entre la Russie, le Caucase et l’Asie centrale. Réputée pour être la plus cosmopolite de la Russie, la cité est un concentré de toutes les « nationalités » de l’ex-Union soviétique.
Astrakhan évoque la fourrure, bien sûr. Mais sa position géographique, sur le delta de la Volga, au bord de la mer Caspienne, en a fait surtout la capitale du caviar russe. Une image de luxe dont le revers est aussi sombre que les délicats petits oeufs d’esturgeon. Parce que les possibilités de faire rapidement fortune en trafics illicites y sont réelles, la province d’Astrakhan connaît le taux de criminalité le plus élevé de Russie. Braconniers, contrebandiers, douaniers corrompus et policiers ripoux poussés par l’appât du gain se livrent une guerre sans merci pour s’enrichir grâce à cet or noir. 90 % de l’offre mondiale en caviar serait le fruit de braconnages et de trafics en tout genre ! Comment résister à la tentation quand il est si aisé de revendre un kilo de caviar acheté 100 dollars sur la Caspienne à 1 500 dollars sur le marché mondial ? Le chiffre d’affaires global du caviar de la mer Caspienne, qui concentre 60 % des réserves mondiales d’esturgeons, s’élevant à 1 milliard de dollars par an, on comprend que la province d’Astrakhan soit l’objet de toutes les convoitises.
La Russie est en effet, avec l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Turkménistan et l’Iran, l’un des grands producteurs des précieux petits grains noirs. Pourtant, avant de devenir le mets le plus coûteux du monde après le safran, ces oeufs de poissons traités faisaient déjà les délices des palais d’antan.
« Khav-Yar », ou « biscuit fort », c’est ainsi que les Azéris et les Perses des rives du fleuve Kura, sur le territoire de l’ancien Empire perse (aujourd’hui l’Azerbaïdjan), nommaient les oeufs de poisson. S’ils considéraient le caviar comme un simple aliment énergétique et un remède contre de nombreuses maladies, les Grecs, eux, le tenaient déjà pour un mets de choix. D’après Aristote, les banquets grecs se terminaient en apothéose. Annoncés par des fanfares, les plats de caviar venaient présentés sur des plateaux décorés de fleurs. En Russie, les tsars étaient les principaux consommateurs des oeufs d’esturgeon. Nicolas II percevait, en tant qu’impôt annuel de la part des pêcheurs d’esturgeon d’Astrakhan, 11 tonnes de caviar. Des chiffres qui font rêver, car, à l’heure actuelle, la production officielle russe ne s’élève plus qu’à 28 tonnes par an, alors que l’Union soviétique en produisait près de 150 tonnes…
Les prises mondiales d’esturgeons sont partout en chute libre. Elles se réduisent d’année en année. De 22 000 tonnes par an en 1970, elles sont passées à 1 100 tonnes à la fin des années 1990. L’année dernière, la Russie, le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan et l’Iran n’ont exporté que 150 tonnes de caviar sévruga, osciètre et beluga (il existe 24 espèces d’esturgeons sur la planète).
Selon Lotfollah Saidi, vice-président de l’Institut de la pêche iranienne, le nombre d’esturgeons aurait chuté de 200 millions en 1990 à 60 millions en 1995. Pour éviter l’anéantissement de la précieuse espèce, l’Onu a décidé, début septembre, d’interdire toute exportation de caviar venu des pays producteurs traditionnels.
Cette baisse alarmante est due en partie à la pollution et aux barrages qui détruisent les lieux de reproduction. Plusieurs des pays qui bordent la mer Noire et la Caspienne telles la Russie, l’Ukraine, la Géorgie et la Roumanie affichent un palmarès écologique désastreux. Les résidus des cuves de pétroliers, les rivières infectées de détergents et de pesticides ont réduit ces immenses mers intérieures à l’état de décharge publique. En outre, la pêche illicite et abusive serait dix fois plus importante que celle effectuée légalement.
Alors, le caviar est-il condamné à se négocier à un prix exorbitant sous un manteau en poils d’astrakhan ? Pas tout à fait. Grâce à Caviar Creator, les amateurs du précieux mets gardent encore quelques belles louchées d’espoir. Cette société allemande de Düsseldorf, qui avait pressenti la raréfaction des esturgeons sauvages, a mis en place des bassins de reproduction. Tout a été prévu pour que ce poisson qui ne peut se reproduire que dans ses eaux de naissance puisse s’épanouir dans ces installations d’élevage moderne. Ces esturgeons domestiques devraient produire dans les cinq prochaines années 400 tonnes de caviar de premier choix. Toujours en Allemagne, à Demmin, la plus grande installation d’aquaculture d’esturgeons du monde a été conçue pour produire 33 tonnes de caviar par an.
Cette denrée de luxe n’a pourtant pas toujours été aussi rare et coûteuse qu’aujourd’hui. À la fin du xixe siècle, aux États-Unis, le caviar issu de la rivière Delaware dans le New Jersey était proposé dans les pubs et les bars comme on le fait aujourd’hui avec des cacahuètes. En France, à la veille de la Première Guerre mondiale, le prix du kilo de caviar girondin s’élevait à 40 cents, soit à celui d’une baguette. Même si les oeufs d’esturgeons français n’avaient pas la réputation de ceux de la mer Caspienne, pour les amateurs ce devait être du pain bénit…

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