Omar Souleimane, un homme d’influence
Les Égyptiens le plébiscitent, les Américains l’apprécient, les Israéliens et les Palestiniens l’estiment. Par sa capacité d’écoute et de discernement, le patron des Renseignements généraux, et collaborateur le plus proche de Hosni Moubarak, fait l’unanim
Il fuit les projecteurs et ne s’adresse que rarement aux médias, mais sa réputation d’« homme clé » au Moyen-Orient est désormais solidement établie. « Il », c’est le général Omar Souleimane, le patron des Moukhabarate al-Amma, les Renseignements généraux égyptiens. Le président Hosni Moubarak ne fait plus rien sans lui. « Le général n’est pas seulement le responsable qui veille sur la sécurité intérieure du pays, il est aussi l’homme chargé des dossiers les plus délicats dans notre environnement régional : conflit israélo-palestinien, dossier nucléaire iranien, guerre en Irak… » explique un analyste égyptien. Chaque matin, Souleimane fait le trajet entre son quartier général d’Héliopolis et le Palais d’El-Qouba, siège de la présidence. Il remet en mains propres au raïs le « rapport quotidien ». Puis ce dernier écoute attentivement les analyses de son visiteur. Plus tard, au cours de la journée, les deux hommes s’appellent plusieurs fois au téléphone.
Une proximité qui fait pâlir de jalousie les hauts dignitaires du régime. D’autant que Moubarak ne cache pas ses affinités avec ce professionnel du renseignement, devenu au fil des ans son envoyé personnel auprès des dirigeants de la région. « C’est un homme intelligent qui essaie de nous aider. Il est franc et direct », déclarait, en mars dernier, Mahmoud Abbas en parlant du puissant patron des RG (voir J.A. n° 2358). « Il vient avec des points très précis. Il ne cherche pas à camoufler ou à dissimuler comme le font, d’habitude, les diplomates […], il n’hésite pas à me porter la contradiction si nos appréciations sont divergentes sur telle ou telle question », ajoute le président de l’Autorité palestinienne, qui sait gré au « frère Omar » d’avoir su, maintes fois, réunir et réconcilier les factions palestiniennes rivales. Il loue également son rôle dans « le mûrissement » en cours des positions des islamistes du Hamas porté aux affaires par les élections législatives du 25 janvier 2006. Même en Israël, le général Souleimane a la cote. Ariel Sharon n’avait-il pas accepté, à sa demande, de réviser les sacro-saints accords de Camp David pour permettre au Caire de positionner 750 soldats à sa frontière avec la bande de Gaza ?
Dans les rédactions égyptiennes, même dans les journaux de l’opposition, rares sont ceux qui émettent des réserves à l’égard de cet homme de l’ombre. On préfère louer les « services » précieux qu’il rend à la nation et admirer son parcours de « self-made man venu des entrailles » du pays des Pharaons. Âgé de 71 ans, Souleimane a vu le jour dans une famille modeste, quelque part dans la province de Qana, en Haute-Égypte. Il a tout juste 17 ans lorsque les Officiers libres menés par Gamal Abdel Nasser destituent le roi Farouk Ier en juillet 1952. Porté par le nouvel élan révolutionnaire, il entre dans l’armée. Lieutenant, il applaudit des deux mains, quatre ans plus tard, la décision de Nasser de nationaliser le canal de Suez, avant d’aller parfaire sa formation dans l’École des officiers étrangers de Frounze, dans l’ex-Union soviétique, devenue entre-temps amie et alliée de son pays. De retour en Égypte, il reprend du service dans l’infanterie. Il est de tous les combats face à Israël : la guerre des Six-Jours en 1967, la guerre d’usure (1969-1971), puis « l’épopée d’octobre » en 1973. Sa carrière militaire ne l’empêche pas de fréquenter les bancs de l’université du Caire. Il obtient deux diplômes, l’un en droit, l’autre en sciences politiques.
Quand le président Anouar el-Sadate entame son « virage à 180 degrés » dans les années 1970, en prenant ses distances avec l’URSS et en se rapprochant des États-Unis avant de signer, en 1978, une paix séparée avec « l’ennemi sioniste », et, du coup, de se mettre à dos tout le monde arabe, Souleimane, le nassérien formé en Union soviétique, n’est franchement pas dans son élément. Il se sentira plus à l’aise avec la politique plus équilibrée de Hosni Moubarak, arrivé au pouvoir en 1981 au lendemain de l’assassinat du successeur de Nasser. « Omar ne voulait pas que l’Égypte coupe le cordon ombilical avec son environnement arabe, mais il était favorable au maintien des relations pacifiques avec Tel-Aviv », confie un journaliste égyptien. Omar ne tarde pas, d’ailleurs, à épouser l’air du temps. Nommé en 1986 directeur adjoint des renseignements militaires, il enchaîne les séjours en Amérique et perfectionne son anglais. Il ne fuit pas le contact de ses collègues de la CIA où il dispose, depuis, de solides amitiés. C’est le début de son ascension. Celle-ci s’accélère en 1989, quand Moubarak le place à la tête des services des renseignements de l’armée.
Un an plus tard, Saddam Hussein envahit le Koweït. Le Caire décide de voler au secours de l’Arabie saoudite, menacée par le maître de Bagdad. Et, dans un second temps, de participer à la guerre pour la libération de l’émirat des Sabah. Souleimane est choisi pour coordonner le déploiement militaire avec Riyad. Il s’en sort bien. Le prince Khaled Ibn Sultan, chef d’état-major saoudien et commandant opérationnel des contingents arabes, en témoigne auprès du président égyptien. Ce succès sera récompensé : en mars 1991, le général Souleimane devient le patron des Moukhabarate al-Amma. Il a désormais rang de ministre. Il est au cur du dispositif sécuritaire du pays. Ses yeux sont partout.
À l’étranger, ses agents sont aussi actifs que vigilants. Ils en donnent la preuve le 26 juin 1995. Ce jour-là, le raïs doit se rendre à Addis-Abeba pour participer au XXXIe sommet de l’OUA. Alerté sur la présence en Éthiopie d’éléments du Djihad islamique, l’organisation responsable du meurtre de Sadate, Souleimane exige que Moubarak se serve de sa voiture blindée le long du trajet entre l’aéroport et la capitale du pays hôte. Le conseil se révèle avisé. Au milieu du parcours, neuf terroristes armés jusqu’aux dents surgissent de nulle part avant d’ouvrir le feu sur le cortège présidentiel. Le véhicule du raïs est touché, mais ce dernier est indemne. Assis à côté de lui, le chef des Moukhabarate ordonne au chauffeur de faire demi-tour. Il vient de sauver la vie du président. À partir de ce moment, Omar Souleimane devient un personnage à part. Le raïs ne lui accorde pas seulement toute sa confiance, désormais, il lui voue une réelle affection.
Moubarak aura bientôt une autre occasion de vérifier l’efficacité de ses services. L’été 1997, le chef de l’État préside une réunion sur la situation sécuritaire du pays. Le patron des RG prend la parole. Il révèle des informations alarmantes sur la préparation d’attentats par des groupes islamistes et recommande vivement au général Hassan el-Alfi, le ministre de l’Intérieur, de renforcer la présence policière autour des sites touristiques. Ce dernier n’en fait rien. Le 17 novembre, c’est le carnage. Soixante-deux personnes, majoritairement des touristes européens, criblées de balles par des assaillants de la Gemaa el-Islamiya, rendent l’âme sur l’esplanade du temple d’Hatshepsout, à Louxor. Alfi est limogé et Souleimane prend du grade.
Considéré comme l’un des meilleurs connaisseurs égyptiens des États-Unis, le chef des RG sera désormais un interlocuteur privilégié, non seulement de la CIA mais aussi du département d’État et de la Maison Blanche, avec qui il aborde tous les sujets : la situation interne en Égypte, la coopération antiterroriste, mais aussi les relations entre Israéliens et Palestiniens. Un dossier que le président Moubarak lui a confié au lendemain du déclenchement de la seconde Intifada, le 28 septembre 2000. Le 21 novembre, sous la pression de la rue, Le Caire doit rappeler Mohamed Bessiouni, son ambassadeur à Tel-Aviv. Mais il faut quelqu’un pour maintenir le contact. Ce sera Souleimane. Un an plus tard, ce dernier se rend discrètement à Jérusalem, où toutes les portes lui seront ouvertes. Il s’entretiendra avec ses homologues de différents services de sécurité avant d’être reçu à tour de rôle par le ministre de la Défense Benyamin Ben Eliezer, le chef de la diplomatie Shimon Pérès, le Premier ministre Ariel Sharon et le président Moshe Katsav.
Auprès des Palestiniens, il obtient du président Yasser Arafat, en juillet 2002, la réforme de ses services de sécurité et joue un rôle important dans la mise en place, en avril 2003, d’un gouvernement « modéré » dirigé par Mahmoud Abbas, connu pour son hostilité à la « militarisation » du soulèvement. Depuis, à Washington comme à Tel-Aviv, médias et hommes publics ne tarissent plus d’éloges sur le patron des services de renseignements égyptiens. « C’est l’une des personnes les plus sérieuses que je connaisse et l’un des hommes les plus puissants d’Égypte », estime Ben Eliezer. Le quotidien israélien Haaretz souligne « la capacité d’écoute et de discernement » du général, qui tranche avec les appréciations parfois « simplistes » du raïs à propos du conflit israélo-palestinien.
Au même moment, les principaux journaux cairotes publient sa photo à la une. On le voit, la moustache fine, dans un impeccable costume sombre, légèrement penché, pour serrer la main d’Arafat. Jamais un patron des Moukhabarate n’avait eu pareille visibilité. De là à soutenir que Souleimane serait le successeur du raïs, il n’y a qu’un pas, que certains observateurs ont allègrement franchi. À l’appui de cette thèse, les arguments ne manquent pas : le fils de Qana est devenu le collaborateur le plus proche du président ; Américains et Israéliens le tiennent en haute estime ; il bénéficie des suffrages de l’armée, dont sont issus tous les chefs d’État depuis la révolution de 1952. Deux de ses trois filles – il n’a pas de garçon – sont mariées avec des membres d’influentes familles de la bourgeoisie locale. Sa santé déclinante et son âge avancé ? « Cela ne l’empêcherait pas d’être un bon président de transition », répond l’un de ses partisans.
C’est vrai, mais l’attentat manqué d’Addis-Abeba, à l’origine de la montée en flèche de la cote du général auprès du chef de l’État, a eu une autre conséquence. Quelques semaines plus tard, Suzanne Moubarak, l’épouse du chef de l’État, réclame et obtient le retour au Caire de Gamal, le fils cadet du couple présidentiel. Jusque-là dirigeant de la Bank of America de Londres, ce dernier sera mis sur l’orbite de la succession. Sans tarder, il intègre le Parti national démocrate (PND, au pouvoir). En 2000, il est élu membre du comité politique du parti, dont il devient président deux ans plus tard avant d’être élu, à l’âge de 42 ans, vice-secrétaire général de la formation présidentielle en janvier dernier. Malgré les dénégations du raïs, « la transmission héréditaire du pouvoir », si souvent décriée par l’opposition, est en marche. La réforme constitutionnelle de juin 2005 lui ouvre une voie royale. À s’en tenir aux conditions d’éligibilité prévues dans le texte, seul le PND pourrait présenter un candidat à la présidentielle de 2011, ou à toute autre organisée avant cette échéance, et seul Gamal, au sein du parti, est, pour le moment, présidentiable.
« L’arbitrage » présidentiel en faveur du « fils » est d’autant plus probable que le raïs (78 ans) bloque obstinément le mécanisme de succession habituel en Égypte républicaine : le président nomme un vice-président, qui le remplacera automatiquement s’il venait à disparaître. Le mécanisme avait permis à Sadate de succéder à Nasser, et à Moubarak lui-même d’accéder à la magistrature suprême. Il est la seule voie légale sérieusement envisageable pour que le général Souleimane, à la santé déclinante, devienne un jour l’hôte du palais d’El-Qouba. Moubarak a longtemps entretenu le suspense sur la question, mais, le 12 juillet dernier, il a tranché. « Tant que je serai au pouvoir, il n’y aura pas de vice-président », a-t-il affirmé dans un entretien publié par le quotidien gouvernemental Al-Ahram.
Une « succession à la syrienne » suscite déjà l’hostilité de pans entiers de la société. Elle n’enthousiasme pas non plus les militaires. Reste à savoir si Omar Souleimane lui-même voudra, le moment venu, se battre pour le pouvoir suprême. Au Caire, nombreux sont ceux qui en doutent.
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