Le procès
En 2000, l’ancien directeur de cabinet de Jacques Chirac est mis en examen dans l’enquête sur l’affaire des lycées de la région Île-de-France.
Je confirme mon nom, mon prénom, ma date de naissance et, pour tromper l’attente, demande à voir un médecin comme le prévoit la loi. C’est au moins un court entretien qui me permet de me détendre. Il me trouve en pleine forme et me préconise un médicament de confort que je n’ai pas sur moi. On ira l’acheter à la pharmacie voisine.
Un méchant bourru, jean, polo acrylique, le Holster vide, entre à son tour dans le bureau :
– Alors, toujours têtu ? Ça va être dur, les juges ne sont pas contents, ils sont capables de prolonger la garde à vue. Vous feriez mieux de parler. D’ailleurs, nous n’avons pas grand-chose contre vous et si vous acceptez de répondre à nos questions, vous pouvez vous en sortir. Dans le cas contraire, on ne répond de rien.
La porte du bureau reste ouverte pour que je puisse entendre les commentaires des fonctionnaires de police dans le couloir. Piètre mise en scène.
– Mais il a pété les plombs. Il va se planter, le gendarme de Chirac.
– Ne t’inquiète pas, ça roule des mécaniques parce que ça a été ministre, mais après une nuit dans la cage, ça sera différent.
J’ai droit à un sandwich et de l’eau minérale et, la nuit tombée, je rejoins les locaux de la garde à vue. C’est le ramadan et les prières prononcées par mes voisins de cellule vont durer tard dans la nuit. J’ai roulé ma parka. Le commissaire m’a proposé de la lecture. J’ai refusé. Le plus ennuyeux dans ce processus, c’est d’aller aux toilettes portes ouvertes, surveillé par un gardien de la paix. Peu importe, il faut être en forme physique. L’horloge biologique commande, tant pis pour le flic ; moi, je ne suis pas gêné.
Réveil à l’aube, tasse de café et, dans un vacarme absurde de deux tons – ça me rappelle la perquisition à mon domicile de 1994 -, nous traversons Paris pour aller au siège de Bolloré. On démonte mon bureau, fouille mes dossiers, ceux de ma secrétaire. Là non plus, aucun document concernant l’enquête en cours n’est découvert. Les policiers, surpris, voient Vincent Bolloré débouler dans mon bureau, se présenter et leur proposer un café en indiquant qu’il est dans le bureau voisin. Il me manifeste, de façon appuyée, sa sympathie. Je commence à avoir la barbe longue, la mine moins avenante. Il est grand temps que je puisse me laver. Cela n’est pas arrivé depuis trois jours.
Nous repartons. Même allure folle, mêmes deux tons, entourés d’une foule de journalistes photographes à moto qui collent l’objectif contre la vitre du véhicule dans lequel vous êtes, espérant faire le cliché qui tue quand vous vous retournez vers eux, hagard. Ce qu’ils ne pourront jamais faire avec moi, car je suis toujours resté de profil sans jamais quitter la route des yeux pendant ces transferts.
À la vingtième heure, mon avocat peut enfin me rencontrer. C’est la récréation. J’ai entendu un enquêteur lui dire que mon attitude était ridicule.
– Alors, Michel ?
– Même pas l’heure, je leur ai donnée.
– C’est bien, mais les juges sont furieux et ce soir, je crois qu’il faut t’attendre au pire. Je suis convaincu qu’ils veulent t’incarcérer.
Au moins, avec Pierre Haïk, les choses sont claires. Cela a le mérite de permettre de se préparer aux éventualités même les plus inattendues.
Court séjour à la Santé
Je dis au revoir à mes avocats. Deux gendarmes me conduisent vers l’ascenseur pour rejoindre, au rez-de-chaussée, la voiture de police qui va me conduire à la Santé. Le gendarme me dit :
– Le juge m’a demandé de vous donner une couverture ou une parka pour vous cacher de la presse. Je lui ai répondu : « Je ne crois pas que Monsieur Roussin soit homme à se cacher sous une couverture. »
Il m’a fait plaisir, ce gendarme mobile en déplacement à Paris, en renfort au pôle financier. Je serai heureux, plus tard, de raconter cet épisode à Pierre Steinmetz, le directeur général de la gendarmerie. Je me suis souvenu de ce slogan des années 1970 : « Gendarmerie police humaine. » Je pars pour le dépôt à 23 heures.
Le trajet s’effectue calmement, plus de deux tons. Je suis encadré par deux policiers, le troisième pilote.
À la Santé, nous sommes attendus par une foule de journalistes. La porte s’ouvre, le chauffeur manuvre. La lourde porte se referme malgré la pression des journalistes. Je souffle. Je ne peux m’avancer pour les formalités d’entrée, car il y a d’autres arrivants qu’il ne faut pas croiser.
Premier contact avec l’administration pénitentiaire : interrogatoire, empreintes, photo d’identité judiciaire avec l’ardoise portant le numéro d’écrou.
– Plus haut l’ardoise, Roussin ! Le ton est donné. Je n’avais pas levé d’ardoise depuis l’école primaire des Orangers à Rabat !
Rencontre avec le directeur qui me dit que je peux voir le médecin et m’annonce la fouille : « Un moment difficile, mais c’est le règlement. » Il a raison. Salle aveugle surchauffée, quatre types un peu goguenards en blouse de serge grise, gants de latex, une vaste table, des grands placards, une écharpe du PSG au mur, un calendrier, quelques photos de paysages.
– Déshabillez-vous !
Je monte sur une petite estrade et, nu comme un ver, je regarde ces gars qui me dévisagent.
– Rien dans les cheveux ?
– Derrière les oreilles ? Tirez la langue.
– Tournez-vous, écartez les jambes.
– Baissez-vous, tournez.
Il faudra que je décrive un jour à Jacques Chirac ce que l’on appelle une fouille à corps poussée et les humiliations subies pour d’autres.
– RAS, dit l’un des gars.
Fin de la fouille. Je dois me rhabiller rapidement et récupérer mon paquetage que l’on enveloppe dans une couverture dont on doit nouer les quatre coins.
C’est parti, derrière le surveillant. On ouvre les grilles, on enfile les couloirs. Les surveillants me dévisagent. Enfin, à l’étage, le couloir des particuliers et la découverte de la cellule. C’est « moins pire » que ce que je pensais. D’abord, je suis seul et l’espace vital est correct. Pour la première fois, je vais entendre la fermeture des deux serrures, ce bruit ou plutôt ce claquement qui scande les étapes de la journée.
Ouverture :
– Roussin, médecin.
Le docteur m’ausculte, me trouve en bonne forme. Retour en cellule, claquement puis l’ouverture. Il est 0 h 30.
– Roussin, voulez-vous prendre une douche ?
Depuis trois jours que je me sens dégueulasse… Ni une ni deux : oui ! Je fonce avec la savonnette récupérée dans le paquetage. Je ne sais pas où on allume, je ne vois pas comment régler la température de l’eau. Elle sera froide, la douche, mais tellement attendue ! Merci à ce surveillant qui me l’a proposée.
Je retourne en cellule. Avec soin, je fais mon lit au carré, paisible. Je vais avoir une vraie nuit. Le plus insupportable et le plus crasseux aura été le temps de la garde à vue au sens propre et au sens figuré.
Le lendemain, je découvre dans le paquetage la trousse de soins corporels que l’administration pénitentiaire donne à l’arrivée : une crème à raser Kappus Rasiercreme (Allemagne), du dentifrice au fluor fabriqué en Bulgarie (goût bulgare), un paquet de dix mouchoirs en papier venant de St Nïsdukar Bra Miljôval (Norvège) et les rasoirs jetables Kwik fabriqués en Grande-Bretagne ! L’Europe triomphe à la Santé, où tous les prix de la cantine sont libellés en euros.
Quelques jours passent, mais le 5 décembre est une journée qui va compter. Je suis réveillé tôt, avant le passage du gardien, debout et prêt pour le petit déjeuner, rasé, lit fait. Il est 7 h 30. Aujourd’hui, je ne vais pas aller à la promenade. La météo est mauvaise. J’opte pour la salle de sport. Nous sommes deux. Je suis rouillé ! Il va falloir continuer. Je suis sauvé par le gong après trois quarts d’heure d’exercice :
– Roussin, avocat.
Je suis le surveillant. Pierre Haïk m’attend, en forme. Nous avons les mêmes adversaires ! Nous faisons le point et je repars pour ma cellule, toujours escorté. Arrêts devant les portes. On fait entrer les autres détenus, je passe un sas… Quelques marches à monter, je rejoins mon quartier.
Claquement de serrures :
– Roussin, radio.
Il faut chaque fois aller vite pour ne pas retarder le surveillant, qui, porte de la cellule ouverte, observe. Ouverture des grilles, sas divers et arrivée à l’infirmerie. Tout est blanc ; sur les blouses du personnel, le logo de l’Assistance publique.
Je croise deux détenus :
– Tiens, c’est Roussin qu’on voit à la télé ?
– Oui.
– Salut, Roussin !
– Bonjour.
– T’inquiète pas, il y a encore de la place pour Jacquot ici !
Éclats de rire. No comment.
Me voici torse nu, le menton contre la plaque, les épaules aussi.
– Ne respirez plus !
Respirez !
Déjeuner sympa parce que chaud. C’est vraiment le premier, mais surtout un événement : la cantine. Toute ma commande est passée, jusqu’au tee-shirt, à la confiture, à Jeune Afrique, aux chaussettes de sport et au coupe-ongles. On peut aussi commander des plats chauds à la carte. Je pense à ceux qui n’ont rien, abonnés à « l’ordinaire ».
À 2 heures, la porte de la cellule s’ouvre :
– Roussin, promenade.
Je suis seul et tourne dans la cour minuscule qui fait – j’ai le temps de mesurer – vingt-cinq mètres sur cinq. Les autres sont restés dans leur cellule. Si je veux continuer à sortir, pour cette promenade, il me faudra récupérer un K-Way, car, à cette période de l’année, il ne cesse de pleuvoir.
De retour, je passe un instant dans la salle commune. Pour me dépanner en attendant la livraison de la « cantine », un codétenu me donne six bouteilles d’eau minérale et trois cintres. Lui en a pris pour douze ans. Nous discutons mais sommes interrompus par le surveillant :
– Roussin, avocat.
Jacqueline Haïk vient me dire qu’ils se sont battus, dans des conditions très difficiles, pour tenter d’obtenir ma libération. Le résultat ne sera connu qu’en fin d’après-midi. Le surveillant nous dit que le détenu peut être appelé au parloir jusqu’à 18 heures. Nous verrons.
Je remonte, croise l’infirmier rencontré le premier jour :
– Ça va ? On dit que vous ne resterez pas longtemps. Avant, quelques Africains aperçus à travers les filets de sécurité qui séparent les étages m’ont fait des signes d’encouragement.
– Salut, Roussin !
– Bonne soirée !
– Il faut tenir !
Je réponds :
– Salut !
On me fait précipitamment entrer dans ma coursive.
Vingt minutes plus tard :
– Roussin, avocat.
C’est la bonne nouvelle : derrière l’ultime grille que je franchis, je vois Jacqueline se dresser sur la pointe des pieds. J’aperçois son superbe sourire.
– C’est bon, mais c’est pour demain, dit-elle avec précipitation.
Ils ont gagné le référé-liberté. La grille s’ouvre. Nous partons pour le parloir et je peux dire que je l’ai serrée dans mes bras. Quelle belle bagarre ! Cela n’échappe pas à un autre détenu qui parle avec son avocat :
– Michel Roussin, vas-y, ne te laisse pas faire, c’est Carlos qui te parle.
Quel retournement de situation depuis l’époque où, chez Alexandre de Marenches avec le colonel de Marolle, nous cherchions à retrouver la trace de ce terroriste ! Je découvre un personnage grisonnant, costaud et élégant. Il était dans le parloir voisin.
Ce dernier dîner tiède est servi comme d’habitude par l’auxiliaire : choux de Bruxelles avec des patates plus un pamplemousse et un gâteau à l’abricot. Je traîne pour la vaisselle.
À 18 h 45, de nouveau les deux verrous s’ouvrent, un gardien-chef vient me faire signer un reçu en échange de la décision de la chambre d’accusation. Je suis libéré sous caution et dois me soumettre à un contrôle judiciaire, c’est-à-dire signaler mes déplacements. Annick, où vas-tu trouver 300 000 francs pour la caution ? Heureusement, la famille est là. En revanche, le contrôle judiciaire va me gêner dans ma mission chez Bolloré, car je suis souvent à l’étranger. Une nouvelle chasse l’autre, nous verrons bien. Pour l’instant, je savoure ce moment, étonné de le vivre dans le calme, la sérénité.
J’écoute les autres détenus. C’est le ramadan. Les Maghrébins se parlent d’une cellule à l’autre, les Français les engueulent et les insultent.
Perquisition
C’est le jour choisi par les policiers et les juges pour venir à mon domicile. Annick, mon épouse, note le déroulement et l’ambiance de cette perquisition :
« On sonne à 8 h 10, je pense à la gardienne. J’ouvre et me trouve face à une foule anonyme compacte : enfin nous y voilà. Je suis soulagée et m’empresse de les faire entrer, car leur arrivée signifie la fin de cette attente que je ne supporte plus : nous allons entrer dans le vif du sujet.
Deux personnes se présentent : Riberolles et le commissaire, les autres s’engouffrent dans l’entrée, m’obligeant à reculer dans la salle à manger.
– Votre mari est-il là ?
– Non, il est à Dunkerque où il a une réunion. Vous savez, mon mari a un vrai job, dans une vraie société, il faut bien qu’il gagne sa vie !
– Peut-on le joindre ?
– Sur son portable, je vais chercher son numéro.
Sur ce, je les plante là et vais dans mon bureau où je passe deux coups de fil express, l’un à Pierre Haïk, l’avocat de Michel, l’autre à Thierry, notre fils cadet, pour les prévenir que l’heure H est arrivée.
J’appelle Michel et lui laisse un message :
– Le juge demande que tu le rappelles… (Aux juges 🙂 À quel numéro voulez-vous qu’il vous rappelle ?
– Ici, répond le commissaire.
– Rappelle-les à la maison, mais fais vite, ils sont encombrants…
En effet, je dénombre quatre femmes et six hommes, dont les deux juges. Une demi-heure plus tard, tandis que tout ce petit monde s’est bien installé dans la salle à manger où la greffière a branché l’ordinateur, et que les autres commencent à démonter la bibliothèque, Michel rappelle, mais c’est le commissaire qui répond pour lui demander s’il peut regagner Paris en début d’après-midi pour être entendu à la brigade financière.
Entre-temps, Bap-tiste, mon petit-fils, réclamant son biberon, je m’installe avec lui dans un fauteuil de la salle à manger puisqu’il faut que je sois présente pendant la perquisition. La présence de Baptiste est précieuse, car non seulement elle me permet de garder une contenance et mon calme, mais elle provoque chez les visiteurs imposés une certaine gêne, ce qui n’est pas pour me déplaire.
Nouveau coup de sonnette : c’est Juliette, la nounou, que j’avais presque oubliée. Je lui confie Baptiste, qui commence à trouver le temps long car ce jeu manque de rythme et n’est même pas drôle.
Après avoir fouillé la salle à manger, le salon, le bureau de Michel et notre chambre en examinant chaque dossier, photo, document, courrier leur tombant sous la main, la délégation pénètre dans mon bureau. Là, je perçois comme un petit moment de découragement devant le désordre chronique qui y règne. D’ailleurs, après avoir découvert mon intérêt pour les handicapés mentaux, le parrainage d’enfants libanais, le soutien médical au Sénégal via le Kinkeliba, une ONG, la scolarisation des petites filles à Thiès, l’organisation de déjeuners-débats pour les trois instituts (IREDN, CHEAM et IRESI) dont j’ai été l’auditrice, la pression tombe un peu. Heureusement, le commissaire trouve le kalachnikov sur l’armoire et son il se rallume : je lui explique que c’est un cadeau fait à Michel lorsqu’il était directeur de cabinet au Sdece et que l’arme est neutralisée. Pas vraiment convaincu, il s’en assure lui-même.
Retour à la salle à manger pour me faire signer le procès-verbal. Suivant le conseil de Jacqueline et Pierre Haïk, nos avocats, je m’installe confortablement dans le salon pour relire attentivement le document. En fait, ce n’est pas très long, car ils n’ont évidemment rien trouvé. Une phrase attire cependant mon attention : Aucun document pouvant servir à la manifestation de la vérité… J’interroge Riberolles pour savoir de quelle vérité il s’agit, la sienne ou la mienne ? Mais Brisset-Foucault se dresse et aboie : Il n’y a qu’une seule Vérité : la nôtre ! Au moins, cette réponse a le mérite d’être claire à défaut d’autre chose… Enfin ils prennent la porte à la queue leu leu ; seuls Riberolles et le commissaire me salueront. »
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