La voix du Caire s’est tue
Avec la mort de l’écrivain égyptien, Prix Nobel en 1988, la littérature arabe perd son plus célèbre représentant.
« Voici l’histoire de notre quartier, ou plus exactement les histoires de notre quartier. À l’exception de la toute première période, je n’ai pas été directement témoin des événements qui sont rapportés ici : je les transmets d’après les récits des conteurs publics, si nombreux chez nous. Chacun les transmet à sa façon, tels qu’il les a entendus dans le café de son secteur, et qu’ils lui sont parvenus à travers les générations. C’est là mon unique source d’information. » Ainsi écrivait Naguib Mahfouz dans le prologue de l’un de ses plus célèbres romans, Les Fils de la Médina. Ces derniers temps, dans les cafés qu’il fréquentait jadis – l’Ali Baba, le Ferdaous, le Fishaoui – et où il puisait son inspiration, on ne croisait plus guère sa silhouette fragile et élégante, son visage émacié mangé par des lunettes à épaisse monture. Il ne quittait presque plus son appartement exigu. La vieillesse et son cortège de maux diminuaient l’homme qui aurait fêté ses 95 ans le 11 décembre prochain. Ils ont fini par avoir raison de lui : le temps gagne toujours. La voix de tous les Cairotes s’est tue le 30 août à l’hôpital de la police du Caire. L’Égypte pleure une conscience morale et un père ; le monde perd un grand écrivain.
Naguib Mahfouz Abdelaziz Ibrahim Ahmed el-Bacha est né en 1911, non loin du vieux quartier de Gamaleyya. Il a tout juste 7 ans quand ses parents déménagent dans une zone résidentielle. Le contraste entre l’ancien et le nouveau quartier est violent, semblable à un saut temporel. Le souvenir aigu de ce changement explique sans doute l’importance du temps, « vrai héros de [ses] romans », dans l’uvre imposante de l’Égyptien. Enfant tardif, élevé comme un fils unique, Naguib Mahfouz s’est inventé des frères et surs pour pallier l’absence des siens, déjà partis du cocon familial pour vivre leur vie. Dès 17 ans, l’écriture le prend pour ne plus le lâcher. Féru de musique et étudiant en philosophie, il « entre en littérature » avec de courtes nouvelles et publie son premier recueil, Un souffle de folie, en 1938. Les débuts ne sont pas faciles, mais jamais plus – même quand le diabète condamnera ses yeux – Naguib Mahfouz ne cessera d’écrire. Ses premières uvres sont des romans « pharaoniques » : l’exploration du passé féodal de l’Égypte lui permet de critiquer les dérives autocratiques des puissants du monde moderne La reconnaissance est longue à venir.
Mahfouz se lasse du symbolisme de ses premiers livres et opte pour une écriture réaliste, résolument inspirée par la vie des « petites gens ». Les cafés, les boutiques, les marchés, la rue forment la matière première de l’uvre à naître. Le microcosme cairote devient le point de départ de tous ses romans. Il y puise les anecdotes, les récits et les personnages qui les rendent si vivants. La Trilogie (Impasse des deux Palais, Le Palais du désir, Le Jardin du passé), publiée en 1956-1957, est le texte le plus célèbre et le plus réussi de cette période. Fresque sociale et chronique familiale racontée dans un style vivant et inventif, c’est une comédie humaine enlevée qui sent la fumée de narguilé et le café chaud. La poussière des rues y pique les yeux. Mahfouz entraîne sans complexe le lecteur dans un monde en proie à la corruption et au vice, peuplé de fonctionnaires véreux. On y rencontre Amina la femme soumise, Abdelgawat le patriarche aux deux visages – austère le jour, jouisseur la nuit – et toute une caravane de prostituées, de vagabonds et de voleurs. La vie du Caire y est une métaphore de la communauté humaine.
Le succès de La Trilogie donne confiance à Mahfouz qui, dans les années 1950, vit une période de désenchantement provoqué par les suites de la révolution de 1952. Son livre Aouled Haretna (traduit en français sous le titre Les Fils de la Médina) est interdit à la vente en 1959. On y croise en effet des personnages qui peuvent rappeler Moïse, Jésus et Mohammed Soucieux d’éviter le scandale, Mahfouz ne s’oppose pas à l’interdiction. « Malgré le fait qu’Aouled Haretna ne porte pas atteinte à la religion, je ne publierai pas ce livre tant que l’Azhar [l’Université Al-Azhar est l’une des plus hautes autorités de l’islam sunnite, NDLR] y sera opposée. L’Égypte a, en effet, assez de problèmes et je ne veux pas en rajouter un nouveau », affirme-t-il alors, philosophe. Une position prudente et nuancée qui n’empêchera pas le livre de vivre sa vie, vendu sur les trottoirs et sous les manteaux des Cairotes dans une édition pirate libanaise.
Marié en 1954, père de deux filles – Fatima et Oum Kalsoum, en l’honneur de la célèbre chanteuse -, il ne cesse d’écrire. Ses maîtres sont les grands classiques de la littérature mondiale, Tolstoï, Proust, Goethe, Tchekhov, mais aussi certains Égyptiens comme Taha Hussein, Tawfik el-Hakim ou Abbas al-Aqqad. C’est son utilisation particulière de l’arabe qui fait de lui un novateur de premier ordre dans l’histoire de la littérature. Considéré comme l’un des inventeurs du roman arabe moderne, Naguib Mahfouz a dépoussiéré la langue écrite pour l’adapter à la description du monde moderne. Fidèle aux habitants du Caire qui lui ont apporté la chair et le sang de ses livres, l’écrivain ne pouvait dire leur quotidien dans une langue trop châtiée, comme il ne pouvait mettre dans leur bouche ces phrases lisses à la syntaxe parfaite qui existent dans les livres mais pas dans la rue.
Ainsi, cette rue du Caire où abondent les cafés et où enflent les racontars n’est guère absente des 37 romans et 13 recueils de nouvelles publiés par l’écrivain prolifique. On lui doit aussi plus de 25 scénarios originaux, adaptés à la télévision et au cinéma – notamment par les réalisateurs Youssef Chahine (Saladin, 1963) et Salah Abou Seif – avec plus ou moins de fidélité. Des films qui, plus que ses livres encore, ont contribué à bâtir son immense popularité. De nombreux romanciers, comme son ami et biographe Gamal al-Ghitany, lui ont emboîté le pas, poussant encore plus loin les jeux de langage, abordant autrement le récit et la syntaxe, s’inspirant de son ton et de son regard. La dernière phase de l’uvre littéraire de Mahfouz sera quant à elle plus philosophique, tournée vers les idées et parfois influencée par les techniques propres au nouveau roman français.
En 1988, il a 77 ans quand le prix Nobel de littérature – le premier attribué à un auteur de langue arabe – vient couronner une uvre universelle consacrée aux évolutions de la société égyptienne. L’écrivain, qui n’a jamais voyagé – il dit ne pas avoir vu Louxor de ses propres yeux – et s’est toujours contenté de son imagination, n’ira pas recevoir la distinction en Suède. Il n’empêche. Le discours qu’il écrit et confie à son ami Mohammed Salmawi n’est pas pour rien considéré comme l’un des plus importants délivrés à l’Académie royale de Stockholm. « Nous vivons à une époque où des dirigeants sont responsables de la totalité du globe. Sauvez les êtres tenus en esclavage dans le sud de l’Afrique ! Sauvez l’Afrique affamée ! Sauvez les Palestiniens des balles et de la torture ! Empêchez les Israéliens de profaner leur grand héritage spirituel ! Sauvez ceux qui sont endettés des lois inflexibles de l’économie ! » écrit-il. Toujours d’actualité ? En tout cas, c’est bien le contraire d’une litanie de poncifs consensuels Auteur engagé, Mahfouz ne s’est jamais départi de ses opinions politiques et n’a jamais rechigné à les exprimer. De l’Islam, il pouvait affirmer : « C’est à nos oulémas de donner la meilleure image de cette religion en la débarrassant de toutes les interprétations erronées qui sont l’uvre de groupes ignorant la réalité de l’islam. » Musulman modéré, Mahfouz était favorable à la démocratie, au libéralisme et surtout à la justice sociale. « Je ne pense pas qu’il puisse y avoir un lien entre l’islam et le terrorisme, soulignait-il encore. Le terrorisme est un rejet de l’opinion d’autrui, alors que l’islam est une religion de liberté. »
De tels avis peuvent déplaire En 1989, Les Fils de la Médina paraissent en feuilleton, trente ans après leur première publication, dans le journal Masaa. Ce qui provoque l’ire du prédicateur aveugle Cheikh Omar Abdel Rahmane, ancien membre de l’Université Al-Azhar, qui déclare Mahfouz coupable d’apostasie et lance contre lui l’équivalent d’une fatwa. Confiant, l’écrivain ne daigne pas se faire protéger par des gardes du corps. Il est habitué à sa liberté et au respect des Cairotes, auxquels il a apporté une reconnaissance internationale. Le pire advient le 14 octobre 1994, en pleine rue. Naguib Mahfouz se rend comme à l’accoutumée dans un café du Caire, le Kasr-el-Nil, pour une causerie littéraire. Il ne se méfie pas. Deux fondamentalistes musulmans membres de la Jamaa Islamiya arrivent dans son dos. Ils le poignardent à deux reprises. Par-derrière. La lame du couteau lui traverse le cou. Il s’écroule. En tentant d’assassiner un vieil homme de 83 ans, Mohammed Nagi Mustafa et Mohammed Mahalawi viennent d’exécuter la volonté de leur leader spirituel, Cheikh Omar Abdel Rahmane – jugé depuis aux États-Unis et condamné à la perpétuité pour le premier attentat contre le World Trade Center.
Mahfouz ne meurt pas sous la lame extrémiste. Il doit la vie à ces hommes de la rue qui se sont empressés de lui donner leur sang. De nouveau d’aplomb, quelques mois plus tard, et bien que physiquement diminué, il ne perd rien de sa vivacité d’esprit et de son franc-parler. Et s’il ne prend jamais la défense des terroristes, il n’en est pas pour autant un partisan de la méthode forte. En 2001, il condamnait les attentats du 11 Septembre tout comme l’intervention militaire en Afghanistan. Il disait : « Il faut garder espoir, car nul ne peut faire la guerre éternellement, à moins qu’il ne soit fou. Mais je ne comprends pas : pourquoi les États-Unis font-ils la guerre alors qu’ils regorgent de tous les biens, de toutes les fortunes et de toutes les propriétés du monde ? » Avant d’ajouter : « Bombarder des civils innocents et semer la désolation est tout bonnement une démonstration de force militaire par laquelle les États-Unis contribuent eux-mêmes aux facteurs alimentant le terrorisme. »
Naguib Mahfouz ne pouvait ni ne voulait plaire à tout le monde. Nombreux sont ceux qui lui reprochèrent son soutien aux accords de Camp David qui scellèrent la paix entre l’Égypte et Israël. Il restera néanmoins la mémoire d’un temps où « les cafés étaient les veines à travers lesquelles coulait le sang du Caire » et le chantre des ruelles animées de Gamaleyya. Son visage orne déjà certains timbres égyptiens. S’il s’est retiré de la vie palpitante de sa ville, sa voix restera présente dans le cur des Cairotes – comme son célèbre rire. Car aujourd’hui, harafich, le voyou, le clochard qui chanta La Chanson des gueux appartient à l’histoire égyptienne.
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