La vie au Nord, mode d’emploi

Taxes, impôts et autres prélèvements En quatre ans, les Forces nouvelles ont mis en place des structures quasi étatiques pour faire tourner l’économie. Avec ses succès et ses échecs.

Publié le 4 septembre 2006 Lecture : 6 minutes.

« Tu paies combien pour faire monter tes camions d’engrais ?
– 40 000 F CFA [61 euros, NDLR] par camion. Et toi ?
– Ils m’ont demandé 45 000 F CFA et m’ont dit que c’était le prix que tu avais accepté. Mais j’ai négocié à 40 000 F CFA. »
À la Nouvelle Librairie de Côte d’Ivoire de Bouaké, les deux responsables de compagnies cotonnières concurrentes, qui s’enquièrent de leurs négociations respectives avec les percepteurs de taxes des Forces nouvelles (FN, ex-rébellion), éclatent de rire. Quatre ans ont passé depuis le putsch manqué du 19 septembre 2002, qui a marqué le début de la partition du pays. Les opérateurs économiques de Côte d’Ivoire se sont habitués aux nouvelles règles du jeu imposées par l’ex-rébellion, qui tient le Nord. Dans cette zone de près de 193 000 km2 (60 % du territoire), la devise n’a pas changé : les affaires sont les affaires. Les marchés de Bouaké, Korhogo et des villes secondaires sont suffisamment approvisionnés pour que la vie continue comme si de rien n’était. On y trouve à peu près tous les produits locaux et de grande consommation : viande, poisson, céréales, fruits et légumes, café, chocolat, thé, vêtements, chaussures, films, disques, matériel hi-fi-vidéo, électroménager, téléphones Même s’il a connu des hauts et des bas liés aux soubresauts du conflit, l’approvisionnement n’a réellement jamais été interrompu.
Persuadés que leur légitimité ne saurait se construire sur le dos des populations, les ex-rebelles ont rapidement cherché à organiser le territoire sous leur contrôle. « Nous avons entamé la réflexion sur l’organisation économique de la zone nord dès novembre 2002, explique Alain Lobognon, secrétaire à la communication des FN. Très vite, il a fallu prévoir l’acheminement des marchandises et la levée de taxes pour financer l’année scolaire. Alors que les chefs discutaient des accords de paix à Lomé, nous sommes entrés en relation avec les transporteurs et les commerçants du marché de gros de Bouaké. Nous avons instauré des taxes de convoyage des marchandises, ainsi que des frontières à l’entrée des principales villes. » Des discussions ont été également engagées avec les principaux opérateurs économiques, notamment avec les entreprises cotonnières et sucrières. « La Société sucrière africaine [Sucaf] a été la première à nous verser des redevances pour chaque convoi dans le sud du pays », précise-t-il.
Toutefois, les intérêts particuliers et militaires des chefs de guerre ont rapidement gêné l’organisation collective. En témoignent les casses des grandes banques et la fermeture des établissements financiers. Un coup dur pour l’organisation de la zone. Et surtout, l’obligation, pour les FN, de rationaliser un peu les choses.
En avril 2003, Guillaume Soro, secrétaire général des FN, demande à Moussa Dosso, son « économiste en chef », actuellement titulaire du portefeuille du Commerce au sein du gouvernement de Charles Konan Banny, de réfléchir à la mise en place d’une véritable administration pour gérer les activités. Cinq mois plus tard, les FN créent la Direction de la mobilisation des ressources, aujourd’hui rebaptisée « la Centrale ». La structure est chargée de collecter les taxes au niveau des corridors routiers du pays, mais aussi de prélever les impôts sur les secteurs productifs et les services (agriculture, hydrocarbures, mines, bars et restaurants). En tout, ce sont quelque 15 000 personnes qui y travaillent.
Plusieurs types de prélèvements sont instaurés : taxe de passage, de sécurité, péage, etc. « Il en coûte de 400 F CFA à 2 000 F CFA par zone pour les voitures et de 5 000 à 50 000 F CFA, selon qu’il s’agit d’un bus ou d’un car de voyage », explique Mohamed, un habitué des voyages Bouaké-Lomé. Les transporteurs ont, par ailleurs, la possibilité de se payer une escorte pour sécuriser leur parcours. En sus de cet impôt de circulation, les FN imposent également des taxes sur les marchandises qui entrent ou sortent du territoire sous leur contrôle. Les conducteurs des camions de 35 tonnes doivent ainsi payer entre 50 000 et 70 000 F CFA pour pénétrer dans le nord de la Côte d’Ivoire. Pour un chargement de bufs, il faut débourser environ 1 000 F CFA par tête.
La compagnie ferroviaire Sitarail, qui assure la ligne Abidjan-Ouagadougou, n’est pas épargnée. Ses exploitants versent une caution de 30 millions de F CFA pour que ses trains puissent traverser le territoire sous contrôle des FN. Chaque wagon de marchandises est taxé à hauteur de 30 000 F CFA.
Quant au carburant, les FN ont proposé aux particuliers d’occuper les stations-service délaissées par leurs gérants au lendemain de la partition. « Nous payons à la Centrale une caution de 1 million de F CFA et une taxe de 6 F CFA sur chaque litre vendu », explique un homme d’affaires, qui a sauté sur cette opportunité. L’essence vient de Lomé et du Nigeria par camion-citerne. Régulièrement, les propriétaires viennent discuter des modalités de leur réinstallation. Ils demandent surtout aux « gérants temporaires » de ne pas endommager leurs centres de distribution. Les populations, quant à elles, s’y retrouvent. Le litre de carburant est vendu 520 F CFA contre plus de 650 F CFA à Abidjan. Riz et viande sont également moins chers que dans la capitale.
Toutes les recettes collectées servent officiellement à assurer l’alimentation des soldats et leurs soins, à faire fonctionner l’école, les services de santé et à assurer l’entretien des routes. L’ensemble des dépenses représente un budget annuel non négligeable sur lequel les dirigeants FN restent discrets.
Au quotidien, la majorité des transactions se font en liquide. La fermeture des établissements bancaires entraîne des surcoûts et des risques. « J’envoie régulièrement des passeurs en moto à Sikasso (Mali) pour aller me chercher de l’argent liquide. C’est la solution la plus discrète pour ramener des espèces », explique un grand commerçant de Korhogo. Les particuliers, quant à eux, font appel aux sociétés de transport pour le convoyage d’espèces au Nord. Les guichets des compagnies de la gare routière d’Adjamé, à Abidjan, proposent ainsi à leurs clients, outre des titres de voyage, le transfert d’argent.
La volonté affichée des FN d’organiser, dès le début, les activités dans leur zone n’a toutefois pas réussi à enrayer la propagation d’une économie souterraine.
« De nombreux opportunistes ont profité de la crise pour se lancer dans les affaires. Les Libanais exploitent illégalement le bois et font du petit commerce, les Indiens exportent l’anacarde et collectent la ferraille, les Chinois ont installé des pharmacies et des officines médicales », explique Seydou, un commerçant de Bouaké. Pis, selon l’ONG Global Witness, les FN feraient elles-mêmes travailler des milliers de creuseurs dans les mines de diamant de trois villages du nord-ouest, Seguéla, Bobi et Diarabala, ainsi que dans la région de Tortilla. Les pierres seraient écoulées sur le marché international via le Mali. L’or fait également l’objet de trafics en attendant l’arrivée de groupes bien établis, qui comptent développer la production, une fois la paix revenue. Des équipes de Randgold, la grande entreprise minière sud-africaine, se rendent régulièrement à Tongon pour préparer les modalités d’exploitation industrielle du métal jaune.
Les commerçants sénoufos, quant à eux, ont su trouver des opportunités. Ainsi, Seydou se rend régulièrement à Tema (Ghana) et à Lomé (Togo) pour acheter des voitures et des pièces détachées. La plupart des automobiles viennent d’Allemagne et sont en transit jusqu’au nord de la Côte d’Ivoire. Les autorités burkinabè ne voient aucun inconvénient à laisser les affaires prospérer. « Nous n’allons tout de même pas laisser mourir les populations du Nord, explique un haut cadre des services de sécurité. Nous laissons passer les particuliers, les camions et les convois tant qu’il ne s’agit pas de marchandises volées. » Ainsi, en décembre dernier, des camions de coton de la société LCI n’ont pu traverser le territoire burkinabè, la direction de l’entreprise ayant alerté Ouaga du vol, à Korhogo, de la marchandise par des hommes armés. Plus récemment, les FN, elles-mêmes, sont intervenues pour mettre un terme aux importations frauduleuses de sucre en provenance du Nigeria et du Burkina. Mais l’entreprise se révèle difficile. Les commerçants ne manquent pas d’imagination. Certains ont ainsi fait confectionner des sacs plastique floqués du sigle de la Sucaf. Résultat : l’industrie sucrière locale estime avoir subi 12 milliards de F CFA de pertes depuis la partition du pays.
La crise a permis à de nouveaux opérateurs, militaires ou grands commerçants (les deux parfois étant associés), de prospérer. La soldatesque de base continue, pour sa part, à racketter les populations en milieu rural. Dans certaines zones, les villageois doivent payer des taxes pour aller vendre leurs produits sur les marchés. Et les vols de bétail et d’aliments, bien que moins répandus qu’auparavant, n’ont pas complètement disparu. De même que les séquelles de l’économie de guerre – et ses règles propres – ne disparaîtront pas sitôt le pays réunifié.

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