Cinéma : « Arthur Rambo », gloire et déchéance au temps des réseaux sociaux

Avec son nouveau film, Laurent Cantet revient en fiction sur l’affaire Mehdi Meklat, qui défraya la chronique en 2017. L’occasion de se demander comment un écrivain surdoué pouvait aussi être l’auteur de tweets misogynes, homophobes ou racistes, symboles des excès d’une époque.

Arthur Rambo, personnage principal du dernier film de Laurent Cantet, campé par Rabah Naït Oufella. © Céline Nieszawer

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Publié le 2 février 2022 Lecture : 6 minutes.

Le pseudonyme, mêlant tel un oxymore rafales de mitraillette et musicalité poétique, renvoie à cet anonymat des réseaux sociaux où nombreux sont ceux qui, se cachant derrière leurs jeux de mots de plus ou moins bon goût, déversent leur bile sur tous les sujets imaginables. Arthur Rambo – c’est le titre du nouveau film de Laurent Cantet, Palme d’or à Cannes en 2008 pour Entre les murs. Un long métrage qui raconte l’ascension et la chute d’un jeune auteur prometteur, Karim D. – superbement interprété par Rabah Naït Oufella –, qui tient plus d’Arthur Rimbaud que de Sylvester Stallone.

« L’idée du film vient d’un fait divers, l’affaire Mehdi Meklat, raconte Laurent Cantet. Je connaissais l’homme à travers ses articles et je le trouvais intéressant. Juste. Je l’écoutais à la radio et j’avais lu son premier livre. Mais je ne suis pas sur les réseaux sociaux et, quand j’ai découvert ses tweets, je me suis demandé comment tout cela pouvait cohabiter dans le même cerveau. »

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Détestation de tout ce qui est « autre »

Pour rappel, Mehdi Meklat est l’acolyte de Badroudine Saïd Abdallah. Un duo connu, notamment, pour ses articles dans le Bondy Blog ou ses films documentaires. « L’affaire Mehdi Meklat » éclate après le passage de ce dernier à l’émission littéraire La Grande Librairie, animée par François Busnel. Ressortent alors sur les réseaux sociaux plusieurs tweets signés Marcelin Deschamps, tous plus ignobles les uns que les autres, mêlant propos racistes, antisémites, islamophobes, homophobes, misogynes… Sous ce pseudonyme se cache en réalité Mehdi Meklat, qui invoque un personnage fictif, caricatural, symbole des excès d’une époque. L’affaire fait grand bruit dans la presse.

Dès le générique, le spectateur est confronté à la virulence des mots

« Pendant longtemps, je n’ai pas su quoi faire de cette histoire, raconte Laurent Cantet. J’ai exploré un peu le sujet, mais je ne voulais pas en faire un biopic. Alors, durant des années, j’ai laissé traîner le projet. Je me suis décidé le jour où j’ai saisi que ce qui m’intéressait, c’était de comprendre la mécanique des choses, la violence avec laquelle on détruit une célébrité que l’on vient à peine de fabriquer, sans prendre en considération l’aspect humain. »

Dès le générique d’Arthur Rambo, le spectateur est confronté à la virulence des mots : les phrases courtes de tweets remplis de haine s’affichent en gros sur l’écran, sans autre logique que la détestation de tout ce qui est « autre ». Puis le film commence dans la nuit parisienne et suit Karim D., jeune prodige de la littérature, sanctifié, glorifié par son passage dans la grande émission littéraire française. Il est la star de la soirée. Tout le milieu littéraire est là pour le féliciter, boire à sa santé, lui promettre monts et merveilles.

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Mais certains signaux indiquent déjà que la talentueuse plume n’est pas tout à fait à sa place dans ce monde qui ne sonne pas vraiment juste. « En écrivant le film, je pensais à Rabah Naït Oufella, qui a joué dans Entre les murs, tout en me méfiant de l’attachement que j’avais pour lui, confie Laurent Cantet. Le personnage de Karim D. est complexe, il conserve tout du long une certaine opacité. Rabah m’a convaincu quand je l’ai vu jouer avec une certaine aisance cette séquence où l’on sent que Karim D. n’est pas tout à fait à l’aise. »

Le scandale avant la réflexion

Puis, sur ces téléphones que personne ne lâche jamais une seconde, sur ces réseaux qui vous suivent jusqu’aux toilettes, l’info tombe : Arthur Rambo, l’auteur de tweets violents, provocateurs, n’est autre que ce fameux Karim D. En moins de temps qu’il n’en faut pour lire 280 signes, la star du soir devient paria. L’homme va devoir affronter le monde extérieur, son éditeur, ses collègues, ses amis, sa famille, qui se sentent tous – quoique de manière différente – trahis.

Avec une certaine nostalgie, toute mesurée, le réalisateur regrette un peu le temps où il n’était pas nécessaire d’être « liké » à tout prix

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« Le protagoniste principal de ce long-métrage s’inspirant d’un individu réel, je l’ai rencontré, et j’ai lu son livre, Autopsie, où il s’interroge sur les questions qui me taraudent moi aussi, poursuit Cantet. J’ai voulu l’appréhender en trouvant la bonne distance, sans le juger ni l’épargner. Et j’ai essayé de me détacher en créant un personnage fictif, mais qui lui emprunte pas mal de traits, caractéristiques de ces jeunes gens qui se sont fait piéger par les réseaux sociaux. »

Arthur Rambo est donc avant tout un film sur le pouvoir de ces réseaux, et sur les risques qu’ils comportent en matière de simplification de la pensée. « Un fil twitter peut très vite sombrer dans la litanie d’insultes, analyse Cantet. On peut être dépassé par un mécanisme dans lequel on est entré à la légère. Tout est conçu pour que les excès se produisent. Les algorithmes sont faits pour que le scandale devance la réflexion, et la machine est souvent plus forte que celui qui l’utilise. »

Avec une certaine nostalgie, toute mesurée, le réalisateur de l’Emploi du temps et de Ressources humaines regrette un peu le temps où il n’était pas nécessaire d’être « liké » à tout prix : « J’ai vécu une jeunesse où l’on ne cherchait pas forcément à être aimé, où il y avait un désir de ne pas faire partie du flot général. Aujourd’hui, il faut être populaire à n’importe quel prix. »

Arthur Rambo, alias Rabah Naït Oufella, au temps du succès, juste avant le désavœu. © Les Films de Pierre

Arthur Rambo, alias Rabah Naït Oufella, au temps du succès, juste avant le désavœu. © Les Films de Pierre

Être transfuge

Pour autant, Arthur Rambo n’est pas un film moralisateur, diabolisant les réseaux. C’est surtout un film social sur la question de ces « transfuges » qui commencent à vivre et cherchent à se faire accepter dans un milieu qui n’est pas le leur. Ici, la frontière est symbolisée par le périphérique parisien, que Karim D. doit franchir pour rendre visite à sa famille. Et à l’un des amis qui lui dit « Tu n’habites qu’à trois stations de métro de chez moi », Karim D. rétorque : « Ce sont trois stations qui comptent. »

L’un des aspect les plus nocifs de cette colère sociale profonde est la recherche systématique d’un bouc émissaire

« Nous sommes nombreux à être heureux que le monde soit moins compartimenté, que l’on puisse passer d’un milieu à un autre plus aisément, soutient Cantet. Mais être transfuge peut avoir des conséquences terribles. Notre société a peur de ce qui vient d’ailleurs. Elle est plus exigeante vis à vis des transfuges, qui se doivent d’être irréprochables. On a très peur des jeunes gens, surtout s’ils sont issus de l’immigration, et cette peur impose un jugement plus sévère. À partir du moment où telle ou telle personne ne dispose pas de tous les codes, elle est renvoyée de l’autre côté du périphérique. »

Dans Arthur Rambo, le réalisateur décortique avec brio les réactions des uns et des autres, entre ceux qui sont authentiquement choqués, ceux qui craignent d’être éclaboussés par le scandale, ceux qui connaissent les conséquences de l’amalgame… et ceux qui ont pris les tweets pour argent comptant. C’est là sans doute que le film trouve son ton le plus juste et le plus profond : quand Karim D. est confronté à sa famille – sa mère, son frère – et que le jour se fait sur cette colère sociale profonde dont l’un des aspect les plus nocifs est la recherche systématique d’un bouc émissaire. Quant aux mots, où qu’ils soient écrits, ils demeurent des armes à double tranchant.

Arthur Rambo, de Laurent Cantet (sortie en France le 2 février 2022).

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