L’Amérique doit changer de politique

Professeur à Harvard, écrivain et éditorialiste, Stanley Hoffmann fait autorité en matière de relations internationales. Selon lui, son pays doit totalement revoir sa vision du monde. Et, en préambule, diviser par deux ses dépenses militaires.

Publié le 4 septembre 2006 Lecture : 11 minutes.

Quelles devraient être les grandes lignes d’une politique étrangère américaine raisonnable et efficace ? Le premier préalable, à mon sens, est d’améliorer la situation économique et morale de l’Amérique, changement qui serait bien accueilli à l’étranger. Cela signifierait un retour au règne du droit et à la protection des libertés civiles, et la fin des manuvres pour échapper aux obligations du droit international dans la lutte contre le terrorisme. Les États-Unis devraient accepter, malgré ses insuffisances, le protocole de Kyoto sur le réchauffement climatique et essayer de l’améliorer ; et ils devraient signer le traité sur le Tribunal pénal international. Reconnaître l’un et l’autre réparerait en partie les dégâts de ces dernières années.
Les États-Unis doivent aussi avoir une politique fiscale qui se préoccupe sérieusement de la réduction du déficit et de la dette de l’Amérique, donc de la dépendance américaine à l’égard des pays étrangers qui sont prêts à subventionner les États-Unis en rachetant leur dette en échange de ce qu’ils peuvent apporter en retour : la sécurité pour le Japon, l’accès au marché américain dans le cas de la Chine. Sinon, les États-Unis resteront un « empire de consommation ». Un investissement plus important aux États-Unis mêmes dans le progrès technologique et scolaire est indispensable. Un sérieux effort, incluant une taxe sur les émissions de gaz carbonique, pour réduire la consommation de pétrole et favoriser de nouvelles sources d’énergie, est essentiel pour plusieurs raisons : préserver l’environnement mondial du réchauffement climatique et d’autres dangers ; échapper à la dépendance à l’égard de régimes corrompus et tyranniques au Moyen-Orient et ailleurs ; et se protéger de la tentation de s’emparer du contrôle de la production de pétrole, disons en Irak, pour se protéger d’éventuels troubles en Arabie saoudite.
Deuxième préalable : la volonté de rompre complètement aussi bien avec la politique étrangère des républicains qu’avec celle des démocrates. Ces notions, profondément enracinées, aujourd’hui ritualisées comme les dernières pensées de Mao, doivent être revues et corrigées. Elles ne correspondent plus aux réalités du pouvoir.
Les États-Unis ont une indéniable et écrasante supériorité dans le domaine de la puissance militaire brute et de la capacité à s’en servir. Mais dès que nous nous tournons vers d’autres formes de puissance – le pouvoir économique « dur », qui est le pouvoir de récompenser, ou de soudoyer et de contraindre ; le pouvoir « souple » ; et ce que j’appellerai le « pouvoir de construire », le pouvoir d’aider les autres à se doter d’institutions solides -, nous constatons que nous vivons dans un monde de plus en plus multipolaire. C’est devenu évident avec le redressement du Japon, la spectaculaire montée en puissance de la Chine et de l’Inde, et le développement de l’Union européenne, en dépit du peu de dynamisme actuel de son économie.
La compétition économique mondiale est aujourd’hui un affrontement de plusieurs formes de capitalisme, chacune exprimant une conception spécifique, principalement nationale. Ces dernières années, les États-Unis ont perdu du terrain.
En fait, une bonne part de la puissance militaire américaine (comme les armes nucléaires) est politiquement inutilisable du fait des risques internationaux et de l’opposition intérieure à la fois au service militaire obligatoire et aux guerres prolongées avec de lourdes pertes humaines. Enfin, même quand on peut utiliser la puissance militaire américaine, elle est souvent inefficace ou pire, comme on le voit avec l’incapacité où ont été les États-Unis de prévoir les problèmes politiques en Irak et de protéger la population des violences de l’insurrection et des haines religieuses. La puissance militaire peut avoir un effet dissuasif, mais ne doit pas être utilisée pour anéantir des villes, des populations ou des régimes. Dans la plupart des cas, seuls le pouvoir souple et le pouvoir visant à la consolidation de l’État et à la promotion du développement économique peuvent avoir des effets bénéfiques.
La Grande-Bretagne du XIXe siècle était beaucoup moins forte militairement que les États-Unis aujourd’hui, mais elle était en bien meilleure position pour faire ce qu’elle voulait dans son empire que ne le sont les États-Unis dans le monde actuel. D’où la nécessité de renoncer à une politique de prééminence, si prudente soit-elle, pour adopter une politique de partenariat authentique fondée sur la réciprocité et le compromis. Il n’est pas douteux qu’un monde où il existe 191 membres des Nations unies et des milliers d’organisations non gouvernementales a besoin d’un leadership, mais ce leadership peut être exercé par plusieurs pays (comme cela a été généralement le cas dans l’Union européenne) ; et le pays leader ne devrait pas toujours être les États-Unis. Le pays leader, ou le groupe de pays leaders, doit user de persuasion et de diplomatie, et non point donner des ordres. Le système politique mondial, lui aussi, a besoin d’un peu de démocratisation.
Un véritable partenariat est en particulier nécessaire pour résoudre plusieurs problèmes majeurs. Le premier, et le plus urgent, c’est le Moyen-Orient. Deux conflits alimentent là-bas le terrorisme, le djihadisme et la haine de l’Occident, notamment de l’Amérique. Le premier, le conflit israélo-palestinien, a été scandaleusement négligé depuis le fiasco de Camp David en 2000, malgré la « Feuille de route », qui est restée lettre morte. Désormais, il devrait être évident que l’occupation israélienne est depuis longtemps la source du problème. Les États-Unis et leurs partenaires – ce qu’on appelle le Quartet – doivent tout faire pour imposer la solution des deux États à laquelle on était presque arrivé à Taba au début de 2001. Désormais, un accord exigerait que les Palestiniens renoncent en pratique au droit au retour en Israël, mais il leur attribuerait un État viable qui ne serait ni tronçonné ni muré et qui bénéficierait d’une aide financière. Si l’on arrive à un tel accord, on pourrait légitimement exercer sur le Hamas une pression suffisante pour qu’il reconnaisse explicitement Israël et condamne sans équivoque le terrorisme. Dans l’immédiat, il faut obtenir un cessez-le-feu fondé sur un engagement palestinien de renoncer aux tirs de roquettes sur Israël, et un engagement israélien de renoncer aux incursions et aux frappes aériennes à Gaza. Pour atteindre ces objectifs, avec la guerre qui a ravagé le Liban, il faudrait une intervention américaine beaucoup plus active. La destruction du Hamas par des représailles israéliennes disproportionnées aurait les mêmes effets que la destruction de l’Autorité palestinienne par Ariel Sharon : elle entraînerait une escalade de la violence, radicaliserait encore davantage les Palestiniens et une grande partie du monde arabe, et susciterait de nouvelles critiques sur la « complicité » de l’Amérique.
En ce qui concerne l’Irak, ce que je proposais il y a deux ans dans la New York Review of Books est encore plus nécessaire : un retrait délibérément et soigneusement planifié qui obligerait les politiciens en bisbille et les factions communautaires en conflit à faire face à la réalité de la guerre civile et des tueries, et à tenter de trouver une solution politique à l’insurrection et au conflit religieux. Tant que les forces américaines seront là, elles exacerberont la discorde et la terreur et donneront aux Irakiens un alibi pour ces interminables affrontements. Si les Irakiens veulent la paix et l’unité autant que le prétendent les Américains partisans de « tenir le cap », ils doivent agir en conséquence. L’argument selon lequel nous pourrions rendre encore de grands services en restant là-bas est à tout le moins affaibli par le peu que nous avons fait pour apporter une protection et les services essentiels à la population. Nous devons nous retirer complètement, sans laisser derrière nous de trace impérialiste. S’il y a une protection à assurer (celle des sunnites, par exemple), elle devra être confiée à une force de maintien de la paix des Nations unies, à la création et au soutien de laquelle nous devrons contribuer en fournissant armes et argent.
Nous devrions aussi nous retirer de l’Afghanistan : notre présence n’a pas empêché un retour en force des talibans, ni l’émergence d’une économie de l’opium dominée par les talibans et les seigneurs de guerre. Les forces américaines de l’Otan devraient être remplacées par des forces non européennes sous commandement de l’ONU.
Troisièmement, les États-Unis doivent s’engager dans une politique drastique de démilitarisation à long terme menée en collaboration avec des partenaires étrangers. Elle doit commencer aux États-Unis mêmes. Le budget sécuritaire, militaire et intérieur, excède les 550 milliards de dollars et représente près de 20 % des dépenses américaines. Il ressemble plus à un programme de travaux publics que de sécurité nationale, au moment où d’autres besoins se trouvent gravement négligés dans l’économie américaine. Dans la rivalité actuelle entre l’Amérique et la Chine, notre budget militaire constitue plus une provocation qu’une dissuasion. Une réduction de 50 % des dépenses militaires permettrait aux États-Unis de mieux s’occuper des pauvres, de mettre en place un programme de santé convenable, d’améliorer l’éducation et d’investir dans la recherche de produits énergétiques plus efficaces. Elle libérerait également des fonds pour réaliser en Asie, en Afrique et en Amérique latine un effort en matière de renforcement des institutions de développement dont on a le plus grand besoin. Ce changement fondamental devrait entrer dans le cadre d’un plan qui aurait pour objectif, mondialement et régionalement, une réduction des arsenaux nucléaires des puissances reconnues et une politique nouvelle d’opposition à la prolifération nucléaire.
Cette politique prévoirait des garanties sécuritaires pour des pays comme la Corée du Nord et l’Iran, qui craignent, non sans raison, une attaque de leurs voisins et des États-Unis. Les garanties comporteraient des pactes de non-agression, la réduction ou le départ des forces américaines proches de leurs frontières, et le type de contrôle des armements institué aux dernières phases de la guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique. De tels accords réaffirmeraient le droit de tous les signataires du traité de non-prolifération à une énergie nucléaire à usage civil – un droit dont beaucoup de nouveaux pays veulent profiter pour ne plus dépendre des livraisons étrangères de pétrole. Ils leur offriraient un éventail de choix incluant le transfert des activités d’enrichissement de l’uranium et des fournisseurs étrangers qui en possèdent déjà. Si un pays insistait pour enrichir lui-même l’uranium, il devrait faire l’objet de fortes pressions internationales pour l’obliger à accepter un régime d’inspection très rigoureux.
Des règles générales sont nécessaires pour empêcher des ententes sur mesure telles que le dernier accord américano-indien qui accepte des programmes d’armes nucléaires en Inde. Néanmoins, une récente étude sur la prolifération conclut que la politique américaine devrait être « plus souple, et non moins souple », et prendre en compte les préférences des État pour différents « niveaux d’engagement » et différents schémas de non-prolifération. Une politique de démilitarisation devrait se proposer non seulement de mettre fin à la guerre préventive – que préconise encore la Stratégie de sécurité nationale 2006 des États-Unis -, mais aussi d’éliminer finalement la plupart des armes de destruction massive et, en attendant, de réduire le fossé entre ceux qui en possèdent et ceux qui n’en possèdent pas.
Enfin, pour ce qui concerne les Nations unies, tous les changements de structure souhaitables sont bloqués par la peu sainte alliance entre l’ambassadeur américain John Bolton et un certain nombre de pays en développement tels que le Brésil, l’Inde, l’Égypte et l’Afrique du Sud, qui se méfient du pouvoir potentiel de leur secrétariat général. Ils s’opposent actuellement au projet de Kofi Annan. Mais compte tenu de la pauvreté et de l’instabilité de beaucoup de pays, l’ONU a le plus grand besoin de davantage de fonds, de forces militaires, d’efficacité et d’autorité. Il sera essentiel de renforcer les organisations internationales et régionales existantes, et d’en créer de nouvelles pour superviser des activités économiques actuellement non régulées (telles que les mouvements de capitaux).
Une nouvelle politique comporterait également un effort renouvelé de protection des droits de l’homme : si la démocratie ne peut pas et ne doit pas être imposée de l’extérieur, les violations généralisées des droits de l’homme, comme au Darfour, doivent être, avec la riposte à l’agression, la seule cause légitime d’une intervention armée collective, de préférence par des forces mises à la disposition du Conseil de sécurité. Le renversement des régimes génocidaires doit être légitime s’il est autorisé par l’ONU ou, si l’ONU est paralysée, par une coalition d’authentiques démocraties.
Le défi le plus redoutable est la nécessité de former un nouveau « partenariat » de pays avancés qui uvre pour le développement économique de ceux qui ne le sont pas. La première étape devrait être de tenter d’éliminer la pauvreté absolue et d’éviter que les pauvres ne soient décimés par les épidémies. De même, une action nationale et internationale pour empêcher les ravages et les migrations massives provoquées par le réchauffement climatique devrait être une priorité. Une menace qui pèse sur la totalité des pays exige des mesures énergiques, variées et originales qui permettent de réduire les émissions de gaz carbonique. On pourrait commencer par une version révisée et renforcée du protocole de Kyoto. La plupart des autres problèmes sont comparativement mineurs.
Ces propositions peuvent paraître utopiques. Et pourtant, tenter de les mettre en uvre contribuerait à rendre le monde plus sûr. Ce faisant, on ne renoncerait pas et on ne porterait pas atteinte aux grands intérêts de l’Amérique. Elles permettraient de faire régler les différends régionaux en premier lieu par les membres de la région, et avec l’aide des agences internationales et régionales. Les États-Unis ne seraient pas le seul « pays indispensable » ou le pays qui connaît le mieux les véritables intérêts des autres. Il y a toujours un risque quand des pays dépendants acquièrent leur indépendance, mais l’indépendance est la condition de la responsabilité. Un monde dans lequel plusieurs puissances grandes ou moyennes auraient plus leur mot à dire qu’à présent ne signifie pas un retour aux mécanismes de l’équilibre des pouvoirs des XVIIIe et XIXe siècles, où les conflits se réglaient par des guerres. Comme l’écrit John Brady Kiesling : « La moralité et l’intérêt sont inséparables, à condition que nous persuadions nos hommes politiques de voir quel est à long terme cet intérêt. Sur le long terme, la sécurité ne peut être achetée aux dépens de la justice. »1 n

* Le prochain livre de Stanley Hoffmann, Chaos and Violence, consacré aux nouveaux défis de la politique étrangère américaine, paraîtra le 25 novembre 2006.

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1. Dans son livre, Diplomacy Lessons : Realism for an Unloved Superpower.

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