De Toumaï à Cro-Magnon

Le débat sur les origines de l’espèce humaine reste d’une brûlante actualité. Et les découvertes faites au cours des dix dernières années bouleversent les idées reçues.

Publié le 4 septembre 2006 Lecture : 8 minutes.

Il y a une vingtaine d’années, le mystère semblait en voie d’être élucidé. Les ancêtres de l’homme seraient apparus il y a un peu plus de 3 millions d’années lorsque, à l’issue d’un gigantesque mouvement tectonique, la formation du Rift a isolé l’Afrique de l’Est du reste du continent. Les pluies apportées par les vents d’ouest butant sur cette barrière montagneuse, le climat se serait asséché, la forêt aurait cédé la place à la savane et à la steppe. C’est ainsi que, confrontée à un nouvel environnement déboisé, une variété de singes arboricoles aurait évolué vers la bipédie jusqu’à acquérir, par étapes successives, les caractéristiques morphologiques des hommes que nous sommes aujourd’hui. Apparu en Afrique, celui-ci aurait quitté son berceau natal pour coloniser progressivement la terre entière. Ce schéma tout darwinien conduisant des australopithèques aux Homo sapiens (voir le lexique) avait le mérite de répondre à nos grandes interrogations sur les origines de notre espèce.
Or voilà que, de découverte en découverte, ce scénario linéaire est chaque année, ou presque, battu en brèche. En juillet 2001, en plein désert tchadien du Djourab, une équipe de chercheurs dirigée par le professeur français Michel Brunet déterre le crâne d’un hominidé vieux de 7 millions d’années. Baptisé Toumaï, « Espoir de vie » en langue gorane, celui-ci est présenté comme le plus ancien représentant de la lignée humaine. La théorie de l’East Side Story popularisée par le paléoanthropologue français Yves Coppens, et selon laquelle l’humanité serait née en Afrique de l’Est, semble dès lors sérieusement ébranlée. Lui-même l’avait admis à demi-mot dès 1995 après la découverte, déjà au Tchad, d’Abel, un australopithèque daté d’environ 3,5 millions d’années.
Une autre remise en question d’un modèle d’évolution linéaire est venue d’Indonésie, en octobre 2004, avec la mise au jour, sur l’île de Florès, d’un squelette de 18 000 ans présentant les caractéristiques de l’homme moderne, sauf qu’il ne mesurait que 1 mètre et que sa boîte crânienne ne dépassait pas 380 cm3 (contre 1 500 cm3 pour la nôtre). L’existence de cette créature miniature a plongé dans la plus grande perplexité les paléontologues, dont aucun n’avait imaginé qu’une autre humanité que la nôtre pût exister à cette époque.
Pour y voir plus clair dans l’arbre généalogique de l’homme, retour sur une épopée qui remonte à près de 8 millions d’années.
Avant les récentes découvertes tchadiennes, toutes les espèces préhumaines avaient été mises au jour en Afrique orientale et australe, une aire géographique qui, en revanche, n’a jamais livré de fossiles de paninés (gorilles, chimpanzés ou bonobos) avec lesquels l’homme partage un ancêtre commun. La barrière constituée par le Rift pourrait donc, faute d’un autre modèle cohérent, expliquer la séparation entre la lignée des grands singes et celle des hommes. Dans cette hypothèse, Orrorin tugenensis, découvert en 2000 près du lac Turkana, au nord-ouest du Kenya, et âgé de 6 millions d’années, appartiendrait (au même titre que Toumaï) aux tout premiers homininés (voir lexique). La longueur du fémur, la tête portée par un col allongé sont des caractères de bipède accompli. Même si elles sont moins développées que chez les grands singes, les canines restent toutefois saillantes, alors que la main (ou la patte) trahit l’habitude de se suspendre aux branches. Bref, nombre d’éléments laissent penser qu’il est proche de la ligne de séparation au sein des hominidés.
Trois millions d’années plus tard, le doute n’est plus permis avec les australopithèques. Le plus ancien représentant de cette famille, baptisé Anamensis, a été localisé au Kenya. Le squelette de cet individu de 1,40 m est déjà celui d’un bon marcheur.
Entre 4,2 millions et 2,5 millions d’années avant notre ère vont se succéder ou coexister cinq espèces d’australopithèques sur un large arc entourant la forêt équatoriale. Parmi elles, celle des Afarensis, à laquelle se rattache la célèbre Lucy découverte par Yves Coppens en Éthiopie en 1974. Ces préhumains devaient passer encore autant de temps dans les arbres que dans la savane. En cas de danger, ils couraient vraisemblablement comme le font les chimpanzés, c’est-à-dire en s’appuyant sur les quatre membres. Ils se nourrissaient essentiellement de fruits et de tubercules, qu’ils déterraient à l’aide de bâtons.
Entre 3 millions et 2,5 millions d’années, la terre subit d’importants changements climatiques associés à la formation de la calotte polaire arctique. Ils se traduisent en Afrique par une très longue période de sécheresse. La flore change, la faune s’adapte ou disparaît. Ce sera le cas des australopithèques, essentiellement végétariens, qui, comme certains singes, s’éteignent, laissant la place aux paranthropes, ou australopithèques robustes, appelés eux aussi à disparaître, mais surtout à de nouvelles espèces d’homininés, les Homo, promis, eux, à un bel avenir.
Ces premiers humains se distinguent par une bipédie exclusive, un encéphale plus volumineux (500 à 750 cm3), une denture d’omnivore. Un bon cerveau les prédisposant à une plus grande inventivité, de bonnes jambes pour courir et de bonnes dents pour mastiquer la viande, autant d’atouts qui font d’eux des chasseurs mobiles capables de disputer les proies – ou les charognes – aux autres prédateurs de la brousse africaine.
Les Homo n’inventent pas les outils, mais ils sont les premiers à tailler la pierre. Les éclats de silex tranchent la viande alors que les galets aménagés en tranchoirs brisent les os afin d’en extraire la moelle. Encore faut-il distinguer entre les diverses catégories de cette lignée humaine. Les plus anciens – on n’ose pas dire les moins évolués – sont Homo habilis (2,4 millions à 1,6 million d’années) et Homo rudolfensis (2,4 millions à 1,7 million d’années). Avec Homo ergaster, « l’artisan » (2 millions à 1 million d’années), puis Homo erectus, « l’homme debout » (1,5 million à 0,3 million d’années), on voit émerger des formes humaines beaucoup plus proches de la nôtre. Parfaitement bipèdes, ces homininés ont une taille comparable à ceux qui peuplent la Terre aujourd’hui (1,65 à 1,70 cm pour les individus de sexe masculin) et possèdent un cerveau presque aussi gros (750 à 1 000 cm3).
Probablement Ergaster est-il le premier à perdre ses poils. Une toison épaisse protège du soleil, mais limite l’évacuation de la chaleur produite par les efforts musculaires. Or il se dépense sans compter. Si Habilis exploitait au mieux son environnement, Ergaster se met à le transformer. C’est avec lui qu’apparaissent les premières habitations, des huttes de branchages protégées par des pierres. Ses outils sont de plus en plus élaborés. Il met notamment au point les bifaces de forme épointée et symétrique. Les premiers indices d’utilisation du feu se situent à son époque (vers – 1,4 million d’années)
C’est aussi avec Homo ergaster que va se jouer une autre étape décisive dans la grande histoire de nos origines. Qu’il soit poussé à se déplacer par les contraintes naturelles ou simplement par la curiosité, son aire de répartition géographique va bientôt déborder l’Afrique. On retrouve des traces de cette lignée en Géorgie, dans le Caucase, il y a 1,8 million d’années, puis en Chine un peu plus tard. Vers – 1 million d’années, cet Homo est présent dans l’ensemble de l’Eurasie.
À partir de là, la marche vers l’homme contemporain, c’est-à-dire vous et moi, est engagée. Mais les théories divergent sur les modalités qu’elle va prendre. Schématiquement, les paléontologues se répartissent en deux camps : les lumpers (« ceux qui regroupent », en anglais) et les splitters (« ceux qui séparent »). Les premiers voient une évolution graduelle des homininés. Selon eux, il n’y a eu qu’une espèce archaïque, Erectus, issue elle-même d’Ergaster, qui a évolué partout progressivement en Sapiens au cours du dernier million d’années. Les splitters, au contraire, insistent sur la multiplicité des espèces et parlent d’évolution irrégulière et foisonnante. Erectus est pour eux une forme strictement asiatique descendant de l’Ergaster africain.
Quoi qu’il en soit, c’est du même Ergaster qu’est issu, directement ou indirectement, il y a environ 200 000 ans, Homo sapiens, l’être humain tel qu’il se présente aujourd’hui d’un bout à l’autre de la planète. Pour rendre compte de son origine, deux scénarios sont là encore avancés. Selon le modèle multirégional, les hommes archaïques (Ergaster et Erectus) ont évolué indépendamment sur tous les continents, sauf en Europe, où une migration de Sapiens arrivée d’Afrique il y a 40 000 ans – probablement après un détour par le Proche-Orient – a supplanté les populations indigènes, les hommes de Neandertal (voir plus loin). Pour être précis, il faut mentionner également le cas de l’Indonésie où des Homo erectus ont évolué de façon indépendante vers une espèce aux traits très archaïques, l’homme de Solo ou de Java.
L’autre modèle, baptisé Out of Africa, soutient que le Sapiens n’est apparu qu’en Afrique, d’où il est sorti il y a 150 000 ans pour se substituer partout, sans métissage, à toutes les autres espèces.
On en sait forcément beaucoup plus sur cet aïeul, le fameux Cro-Magnon, du nom d’un site du sud-ouest de la France où furent découverts en 1868 des ossements d’hommes du paléolithique supérieur (vers – 30 000). Il est plus petit, plus corpulent que nous (1,67 m pour 70 kg). Sa boîte crânienne, plus volumineuse, contient un cerveau de 1 500 cm3. En Europe, son expansion est liée à l’industrie de l’aurignacien, marquée par la fabrication de nombreux outils de pierre ou en os. Il ne se contente pas de chasser et de pêcher. Il expérimente toutes les formes artistiques de représentation, dont les fameuses peintures rupestres qui forcent notre admiration et dont la signification nous échappe grandement.
Il ne lui reste plus qu’à inventer l’agriculture, l’élevage, la métallurgie, puis, bien plus tard (vers – 5 000 ans), l’écriture, pour s’assurer la maîtrise complète du monde.
Comme le souligne Pascal Picq dans Au commencement était l’homme (un ouvrage qui nous a aidé pour cette tentative de synthèse), la situation actuelle – une seule espèce représentant toute une famille évolutive – est aberrante. L’homme moderne est-il plus intelligent que ceux qui l’ont précédé ou avec lesquels il a cohabité pendant des dizaines de milliers d’années ? Rien ne permet de l’affirmer. Peut-être, tout simplement, a-t-il été plus chanceux.

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