Les intellectuels arabes et l’État de droit

Publié le 4 août 2008 Lecture : 5 minutes.

Au coeur des affrontements qui ensanglantent le Moyen-Orient – carnages en Irak, luttes fratricides dans les territoires palestiniens, plaies encore vives au Liban, etc. -, une autre bataille, moins médiatisée, est en train de se jouer : celle que mènent certains intellectuels arabes éclairés contre les tabous absurdes et la dictature, sous le joug de laquelle vivent la plupart d’entre eux.
Youssef Chahine, le grand réalisateur égyptien disparu le 27 juillet (voir p. 82) à l’âge de 82 ans, savait avant tout distraire et le faisait brillamment. Parmi la quarantaine de films qu’il a réalisés, plusieurs administrent aussi des coups fatals à l’hypocrisie, au fanatisme religieux et à l’autoritarisme. Il avait, en outre, apporté son soutien à Kefaya (« assez »), le mouvement populaire de contestation qui avait vainement essayé de mettre un terme aux vingt-sept années de règne de Hosni Moubarak. Son film Gare centrale (Bab al-Hadid), en 1958, avait choqué parce qu’il brossait un portrait sympathique d’une « femme de mauvaise vie » et violemment assassinée. Le Moineau (El-Asfour), en 1972, avait osé suggérer que c’était la corruption qui était responsable de la défaite de 1967. L’Émigré (El-Mohagir), en 1994, avait soulevé l’ire des intégristes parce qu’il mettait en scène le personnage biblique de Joseph, le fils de Jacob.
Bien souvent, l’Occident ne réalise pas que les critiques les plus virulents de l’obscurantisme religieux sont eux-mêmes d’origine arabe, comme l’universitaire franco-tunisien Abdelwahab Meddeb, professeur de littérature comparée à Paris. Son ouvrage La Maladie de l’islam (2002) a déclenché un tollé dans les milieux conservateurs. « Si le fanatisme est la maladie du catholicisme, écrit-il, le nazisme celle de l’Allemagne, eh bien l’intégrisme est assurément celle de l’islam. »

L’exception islamique (2004), de Hamadi Redissi, professeur de sciences politiques à Tunis, est encore plus sévère à l’égard de l’immobilisme des sociétés musulmanes. Pour lui, leur archaïsme tient aux régimes tyranniques et à l’autocratie, à la montée d’une « aristocratie militaire » dans de nombreux pays arabes et à l’exploitation de la religion pour museler le peuple. Et de plaider pour un accès plus large à la connaissance, l’extension des libertés politiques ainsi qu’un accroissement de la participation des femmes à la vie publique.
Un autre opposant à l’extrémisme religieux n’est autre que le roi saoudien Abdallah Ibn Abdelaziz, ou, pour employer son titre officiel, le « Serviteur des deux lieux saints ». Son appel admirable à un « dialogue fraternel et sincère entre les croyants et les religions », lancé en mars dernier, a abouti, en juillet, à la conférence interreligieuse de Madrid, un événement historique auquel ont participé des musulmans, des chrétiens, des juifs, mais aussi des sikhs, des hindous et des taoïstes. Al-Qaïda a dénoncé la conférence et le roi Abdallah en personne, signe que la maison des Saoud est sa première cible, avant les États-Unis et Israël.
Les intellectuels libyens subissent depuis trente-neuf ans l’oppression de leur « Guide », le colonel Mouammar Kadhafi. Un récent incident jette une lumière crue sur la nature de ce régime ubuesque, en même temps qu’il déshonore les Arabes. L’un des fils du colonel, Hannibal, la trentaine, et son épouse Aline, enceinte, ont été accusés, le 15 juillet, d’avoir battu leurs domestiques dans un hôtel de luxe de Genève. Hannibal a été détenu par la police suisse pendant deux jours. Le jeune homme a une réputation sulfureuse. En 2001, il s’était battu avec des policiers à Rome. Trois d’entre eux avaient été hospitalisés. En 2005, il a dépassé les 140 kilomètres à l’heure au volant de sa Porsche sur les Champs-Élysées, et, en 2006, a tabassé une de ses petites amies – enceinte elle aussi – dans l’hôtel InterContinental de Paris, puis menacé avec un revolver des agents de sécurité. Il a écopé de quatre mois de prison avec sursis pour « violence volontaire contre une personne vulnérable » et de 500 euros d’amende.
Au lieu de rappeler à la maison son voyou de fils pour lui administrer une bonne correction après l’incident de Genève, le colonel a décidé de se venger. La Libye a temporairement suspendu ses livraisons de pétrole à la Suisse, interdit l’entrée de ses ports aux navires helvètes, interrompu la délivrance de visas aux ressortissants suisses, fermé les filiales installées sur son territoire de certaines compagnies de ce pays, comme Nestlé, arrêté deux employés suisses, et demandé des excuses. Il est donc désormais clair que le colonel trouve normal que des membres de sa famille tabassent leurs serviteurs.
Le cas du président soudanais, Omar el-Béchir, inculpé pour génocide au Darfour par le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Luis Moreno-Ocampo, est, en revanche, plus complexe et plus controversé. C’est, en effet, la première fois qu’un chef d’État en exercice est ainsi poursuivi. Il s’agit d’un mauvais point pour les Arabes. Incontestablement, des atrocités ont été commises dans cette province aride et délaissée de l’ouest du Soudan depuis qu’une rébellion y a éclaté, en 2003, contre Khartoum, entraînant la mort de 300 000 personnes et le déplacement de plus 2 millions d’autres. Les militants des droits de l’homme ont montré du doigt les forces gouvernementales et les janjawids, une milice armée par le pouvoir central.

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Mais comment les exigences de la justice peuvent-elles contrebalancer les impératifs de la politique ? Le président El-Béchir passe pour plus modéré que certains de ses collègues. S’il part, le risque est de voir le pays plonger dans le chaos. Son départ pourrait aussi empêcher l’application de l’accord de paix signé en 2005 avec les rebelles sudistes, selon lequel des élections se tiendront en 2009 et un referendum pour l’indépendance du Sud-Soudan en 2011, donner à Al-Qaïda l’occasion de reprendre ses quartiers dans le pays et torpiller la nouvelle loi électorale récemment adoptée par l’Assemblée nationale qui prévoit la constitution du premier gouvernement librement élu depuis vingt ans.
Néanmoins, l’inculpation d’El-Béchir semble avoir forcé son gouvernement à agir. Le président soudanais a fait une tournée au Darfour – sa première depuis son arrivée au pouvoir, en 1989 -, région à laquelle il a promis une aide économique. D’autre part, il n’est pas impossible qu’un ancien ministre de l’Intérieur ainsi qu’un ancien chef de milice soient arrêtés et jugés pour des atrocités commises dans la zone.
Pour beaucoup de Soudanais, et en fait pour beaucoup d’Arabes, l’inculpation d’El-Béchir porte atteinte à la souveraineté de Khartoum et est un nouvel exemple du « deux poids, deux mesures » que pratique l’Occident. Quand, se demandent-ils, la Cour inculpera-t-elle le président George W. Bush pour la destruction de l’Irak ? Ou le Premier ministre israélien Ehoud Olmert pour les nombreux crimes commis par l’État hébreu dans les territoires occupés ? Le monde arabe, loin s’en faut, n’est pas le seul à devoir balayer devant sa porte. L’Occident devrait, lui aussi, écouter la voix de ses intellectuels éclairés.

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