« Les Algériens ne sont pas assez ambitieux »

Business, politique, Méditerranée : le président du conseil d’administration de Cevital, qui vient de confier à son fils la gestion quotidienne du premier groupe privé du pays, se dévoile. Interview.

Publié le 4 août 2008 Lecture : 12 minutes.

Sidérurgiste, industriel de l’agroalimentaire, importateur d’automobiles, homme de presse, nouvel acteur de la grande distribution et bientôt banquier : depuis 1971, Issad Rebrab laboure l’économie algérienne. Aujourd’hui âgé de 64 ans, il dirige Cevital, un vaste conglomérat familial présent dans dix métiers, qui en fait le premier entrepreneur privé d’Algérie. De 1,6 milliard de dollars et 6 400 salariés en 2007, le groupe espère passer à 5 milliards de dollars de chiffre d’affaires et 25 000 employés en 2012 ! Investisseur infatigable, ce Kabyle poursuit un projet démesuré : mettre en place un gigantesque complexe industriel sur la côte algérienne, à Cap Djinet. Nécessitant plus de 30 milliards de dollars d’investissements avec l’appui de partenaires industriels, il « crachera », dès 2015, des automobiles, des navires marchands, des conteneurs, des millions de tonnes d’acier, des produits chimiquesÂÂÂÂ et emploiera près d’un million de salariés !
Cevital est donc arrivé à un tournant de son histoire. Issad Rebrab va désormais consacrer 100 % de son temps à faire en sorte que ce pari risqué soit un succès. Depuis deux mois, il a d’ailleurs confié la gestion quotidienne de Cevital à l’un de ses enfants, Malik, 37 ans, coopté à l’issu d’un conseil familial. Présent sur tous les fronts, de la mise en place de l’autosuffisance alimentaire de son pays à la revitalisation de l’industrie algérienne exsangue, Issad Rebrab n’en fait-il pas trop ? Pour cet expert-comptable de formation, est-ce une manière de laisser une empreinte dans son pays, cette Algérie « qu’il a dans les tripes », alors que ses relations avec le monde politique sont chaotiques ? S’il l’a réintégré depuis, Rebrab avait, en effet, claqué la porte du Forum des chefs d’entreprise (FCE), le patronat algérien, en 2004, quand ce dernier s’est rangé derrière la deuxième candidature d’Abdelaziz Bouteflika à la présidence de la République. « Je n’avais pas démissionné pour m’opposer à un second mandat du chef de l’État, mais parce que ce n’était pas le rôle du FCE de soutenir un candidat », explique-t-il. Peut-être. Son acte avait toutefois été jugé hostile par l’hôte du palais d’El-Mouradia. Aujourd’hui, son quotidien, Liberté, journal qui se veut incisif et qui avait fait campagne contre Bouteflika en 2004, est rentré dans le rang du politiquement correctÂÂÂÂ et leurs relations se sont considérablement apaisées.

Jeune Afrique : Avec 80 % de votre chiffre d’affaires dans l’agroalimentaire, souffrez-vous de la conjoncture mondiale, fortement marquée par la hausse du prix des matières premières ?
Issad Rebrab : En 2008, nous poursuivons notre croissance, qui progresse de 50 % en moyenne chaque année depuis 1999. Notre chiffre d’affaires passera de 100 milliards de dinars algériens (DA, 1,6 milliard de dollars) en 2007, à 150 milliards cette année.

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La crise mondiale aurait donc épargné Cevital ?
Sans doute, parce que nous sommes un groupe très diversifié. Si nous étions restés sur une niche, comme celle des huiles végétales, dont le prix a flambé de 350 % en deux ans, nous aurions effectivement connu un ralentissement, car nous avons augmenté nos prix sans parvenir à répercuter la totalité de la hausse du tarif des matières premières.

Insuffisantes, ces augmentations n’en restent pas moins impopulairesÂÂÂÂ
Avec près de 70 % des parts du marché des huiles végétales, Cevital est leader dans cette activité en Algérie. Il est vrai que nous avons dû faire face à une certaine incompréhension de la rue. Mais le fait est que ces hausses de prix ne sont pas le fait des cinq producteurs algériens d’huile végétale, qui évoluent dans un espace très concurrentiel. Elles sont dues à un double phénomène d’envergure mondiale, qui s’intensifie depuis deux ans : la hausse du pouvoir d’achat en Chine et en Inde, d’une part ; la transformation d’huiles végétales en biodiesel, de l’autre.
En outre, nous avons demandé à l’État de réduire la TVA sur les huiles végétales, qui est de 17 % en Algérie, contre 7 % au Maroc et 0 % en Tunisie. Malheureusement, nous n’avons pas été entendus et ce sont les consommateurs qui en payent le prix.

Comment comptez-vous réagir ?
Jusqu’à présent, l’huile que l’on raffinait en Algérie était importée. Nous allons donc lancer, à moyen et long terme, une unité de trituration des graines d’oléagineux capable d’en traiter 300 000 tonnes par an. Elle couvrira 100 % des besoins nationaux en huile brute et nous permettra d’exporter. Nous sommes d’ailleurs prêts à démarrer cette production, qui pourra profiter de synergies avec notre complexe agro­alimentaire de Béjaïa, où nous voulons gagner 6 hectares de terrain sur la mer. Le Conseil national des investissements (CNI) nous a donné son accord, l’étude d’impact sur l’environnement est favorableÂÂÂÂ En fait, seul le ministère de la Recherche bloque le projet à cause d’un pipeline enfoui sous quatre mètres de sable situé à plus d’une centaine de mètres de nos installations. Cet investissement de 100 millions de dollars, qui créerait plus de 100 000 emplois, est bloqué par la bêtise humaine depuis six ans.

Vous affirmez souvent que l’agriculture algérienne pourrait être le premier secteur économique du pays. N’est-ce pas une provocation ?
Elle est certes aujourd’hui au plus bas. Mais prenez la filière agrumes en Floride [États-Unis, NDLR]. Elle réalise un chiffre d’affaires de 53 milliards de dollars par an grâce à la commercialisation de l’orange et de ses jus. La région d’El-Goléa, dans le Sud, pourrait être la Floride de l’Algérie. Il y a de l’eau et des millions d’hectares disponibles. L’Algérie pourrait non seulement couvrir ses besoins mais aussi ceux des Européens. Sur le Vieux Continent, elle pourrait largement remplacer l’Amérique ou le Brésil, qui y exportent chaque année des milliards de litres de jus d’orange. Elle pourrait également redevenir un grand exportateur de vin et, à partir de la région de Biskra, devenir le plus grand producteur mondial d’olives et d’huile d’olive !

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Ces productions passeraient, forcément, par vos hypermarchés ?
Effectivement, nous venons d’ouvrir le premier à Alger. Notre objectif est d’en ouvrir deux ou trois par an. L’idée est de créer une synergie entre les produits industriels et la distribution, car il s’agit de l’un des meilleurs moyens de sortir le système commercial de l’informel.

N’allez-vous pas trop loin dans la diversification ?
Une entreprise doit maîtriser aussi bien les secteurs de production que de distribution. Nous avons une usine de charcuterie halal en France qui fournit toutes les grandes surfaces : Metro, Carrefour, Leclerc, AuchanÂÂÂÂ Quand nous avons vu comment elles se comportent et nous imposent de renégocier les prix à la fin de chaque année, nous avons décidé de ne pas subir le même diktat en Algérie.

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Votre modèle est donc l’intégration à outrance ?
L’intégration nous permet de créer des synergies et d’enregistrer des taux de croissance à deux chiffres. Aujourd’hui, nous devons avoir une taille mondiale. J’ai beaucoup appris des pôles industriels et d’excellence implantés dans des zones portuaires.

N’est-ce pas votre tropisme pour le modèle coréen qui est en train de s’exprimer ?
L’industrie coréenne, mais aussi japonaise, s’est construite dans de grands ports. Prenez l’exemple de la trituration des graines d’oléagineux. La marge réalisée sur l’activité de trituration est de 25 à 30 dollars la tonne. Notre activité d’acheminement au terminal portuaire nous rapporte également entre 35 et 45 dollars. Aujourd’hui, c’est la loi du plus fort : si vous disposez d’une bonne logistique, vous cumulez les avantages compétitifs. C’est ainsi que l’on se construit une carapace contre la concurrence internationale. En Corée, j’ai visité le plus gros complexe industriel du pays, celui de Hyundai. Autour des ports, ils ont créé des activités sidérurgiques, de construction navale, de fabrication de conteneurs, etc.

Et c’est ce modèle que vous voulez copier sur la côte algérienne, au Cap Djinet [à 20 km à l’est de Boumerdès] ?
Je ne prétends pas le reproduire seul. Je suis simplement le chef de file du projet. J’en suis le concepteur, mais, ensuite, j’ai fait appel aux leaders mondiaux de différentes spécialités, comme Hyundai pour la construction navale. Pour le complexe d’aluminium, nous venons de signer un contrat avec le numéro un mondial du secteur, Alcan-Rio Tinto, qui réalisera le plus grand complexe d’aluminium du monde, d’une capacité de 1,5 million de tonnes par an.

Quels seront les autres investissements au Cap Djinet ?
Il y aura des sites de production pétrochimiques et sidérurgiques, mais aussi des usines de construction automobile, de construction navale et de fabrication de conteneurs. Autour d’elles, enfin, s’implanteront un millier d’usines de sous-traitance et de parachèvement.

Le tout pour 30 milliards de dollars d’investissementsÂÂÂÂ
Ce projet, appelé « Cap 2015 », fera grimper les exportations algériennes de plus de 35 milliards de dollars par an, hors hydrocarbures. Nous sommes prêts à appuyer sur le bouton ! Cap 2015 a été présenté aux plus hautes autorités de l’État le 17 mai. Nous attendons leur réponse.

Comment financez-vous ces projets colossaux ?
En 2008, nous prévoyons de réaliser un cash-flow de plus de 400 millions de dollars, et nos fonds propres sont supérieurs à nos investissements. Quant à nos actifs circulants, ils sont deux fois plus importants que nos engagements. Concernant Cap 2015, Cevital apportera 30 % du financement. Pour le reste, les projets eux-mêmes garantiront son financement.

Comment peut-on être sûr de la bonne santé financière de votre groupe ?
Nos comptes sont transparents et audités par KPMG [un cabinet réputé, spécialisé dans l’audit et le conseil en management, NDLR], ce qui assure notre crédibilité. La preuve : sur ma simple signature, une banque internationale nous a proposé 400 millions de dollars de financement et une autre 500 millions. En Algérie, seules Sonatrach et Cevital ont levé des fonds en risk corporate sur la simple signature de leur dirigeant.

Pensez-vous à une introduction en Bourse ?
Si tous nos projets se débloquent un jour et que notre capacité d’endettement devient insuffisante, nous ouvrirons le capital d’une, deux ou trois de nos filiales, voire du holding. Nous avons 21 filialesÂÂÂÂ Nous aurons donc l’embarras du choix lorsqu’il faudra ouvrir le groupe au marché boursier.

En développant tous ces projets, n’avez-vous pas le sentiment de vous substituer à l’État en matière de politique industrielle ?
Dans le monde entier, l’État doit réguler et redistribuer les richesses. Mais leur création est, elle, l’affaire des chefs d’entreprise, l’État ne doit être qu’un facilitateur dans ce processus. À mon avis, l’Algérie a toutes les cartes en main pour sortir du sous-développement dans les dix prochaines années, si elle adopte des règles de bonne gouvernance. Il n’y a pas de raison que le pays ne connaisse pas une croissance de 15 % par an. Une telle performance est à sa portée. Nous avons tous les atouts et tous les ingrédients pour réussir, il nous faut maintenant de l’ambition et de la conviction.

Ce n’est pas le cas ?
Cela me fait beaucoup de peine, mais les Algériens ne sont pas assez ambitieux. Ils voient petit. Pour moi, il faut commencer petit, mais voir grand et aller très vite.

Comment faire pour changer les mentalités ?
Avec les contraintes bureaucratiques et le problème du foncier industriel, le manque de ressources humaines, et de manageurs surtout, est le principal frein au développement du pays. Or c’est le capital humain qui est le véritable créateur de richesse. D’ici à deux ans, nous lancerons donc une université et une pépinière pour assurer la formation de nos futurs employés. Nous allons, en effet, beaucoup recruter prochainement. De 6 400 employés en 2007, Cevital passera à 8 100 en 2008, à 25 000 entre 2010 et 2012 et à plus de 50 000 après 2015.

Une nouvelle organisation de l’entreprise n’est-elle pas par conséquent nécessaire ?
Effectivement. Après un très fort développement depuis 1999, nous avons traversé une crise de croissance depuis deux ans, avec une organisation qui n’était plus adaptée à notre taille. Nous avons donc fait appel au cabinet américain McKinsey pour revoir notre organisation, et, désormais, je suis le président du conseil d’administration. Mon fils Malik a été nommé PDG il y a deux mois avec l’accord de ses frères et sÂÂÂÂurs.
Pensez-vous à votre succession ?
J’ai cinq enfants, ils sont tous dans le groupe, que j’ai besoin de structurer pour assurer son avenir. Si je disparaissais demain, Cevital devrait continuer. Aujourd’hui, je suis confiant. Le PDG que nous cherchions à l’extérieur servira finalement de coach à mon fils Malik.

En tant que président du conseil d’administration, quel rôle allez-vous jouer réellement ?
Je veux me dégager du quotidien pour suivre les grands projets du groupe. Ainsi, je pourrai voir comment il évolue sans moi, tout en ayant la possibilité de le recadrer si besoin.

En tant que capitaine d’industrie maghrébin, croyez-vous à l’Union pour la Méditerranée (UPM) ?
J’y crois, oui. Les deux rives de la Méditerranée ont besoin l’une de l’autre. Si nous travaillons dans un esprit gagnant-gagnant, tout le monde y trouvera son compte. Les grands projets industriels doivent être déplacés vers le Sud. De cette manière, les pays méridionaux du Bassin méditerranéen bénéficieront d’une croissance à deux chiffres. Quant à celle des pays européens, elle sera supérieure à celle d’aujourd’hui.

Cette vision des choses semble quelque peu utopiqueÂÂÂÂ
Il faut des projets concrets, comme la création de nouvelles filières agroalimentaires intégrées (agrumes, produits laitiers, élevageÂÂÂÂ) ou le développement des énergies renouvelables, avec le solaire notamment. Il s’agit d’une question d’avenir. Le Sahara est un réservoir inépuisable pour l’énergie solaire. L’aménagement de 1 % seulement de sa superficie permettrait de produire l’énergie nécessaire pour couvrir la totalité des besoins mondiaux en électricité. Chez Cevital, nous disposerons, d’ici à un an, de notre première centrale à énergie solaire expérimentale.

La tendance n’est-elle pas plutôt au nucléaire en Méditerranée ?
Pour un pays en voie de développement comme l’Algérie, le nucléaire est dangereux. Cette énergie l’est d’ailleurs pour toute l’humanité. Je suis contre le nucléaire. Le solaire est, au contraire, sans aucun danger et, mieux, il est gratuit !

L’Algérie saura-t-elle vivre sans le pétrole ?
La dépendance à l’or noir va finir par diminuer. Il y a dix ans, des groupes comme Cevital n’existaient pas. L’Algérie a connu l’économie dirigée, puis la violence, elle ne fait que découvrir aujourd’hui la libéralisation de son économie. Je suis très, très confiant pour son avenir, à condition qu’on en libère les initiatives.

En cédant votre place de PDG, vous allez avoir le temps de vous consacrer à la politiqueÂÂÂÂ
Il faut laisser la politique aux politiciens. J’aime ce que je fais : créer, construire, etc. La politique, c’est autre chose.

Vous possédez pourtant un journal, Liberté. N’est-ce pas une manière de faire de la politique ?
Dans le monde, les groupes industriels qui possèdent des journaux sont nombreux. Liberté est une société prospère qui doit être rentable. Que le cadre que j’ai tracé soit respecté, voilà ce qui m’importe. Pour le reste, je ne me suis jamais immiscé dans ce qui s’y écrit.

Quel est ce cadre ?
Le journal doit défendre les libertés au sens le plus large, ainsi que les opprimés et la justice. Il doit veiller aussi à rester indépendant des partis politiques, à être un journal d’information national défendant la démocratie et la modernité. Sa mission est enfin de lutter contre l’obscurantisme et, surtout, placer l’intérêt de l’Algérie au-dessus de tout. Car si les hommes passent, le pays reste. Tant que ce cadre sera respecté, je n’interviendrai pas.

Considérez-vous que Liberté respecte ce cadre actuellement ?
Ce qui y est écrit ne me plaît pas toujours.

Qu’attendez-vous des dirigeants politiques actuels ?
Je suis comme tous les Algériens : je souhaite que mon pays se hisse parmi les nations développées, parce que nous n’avons pas de patrie de rechange, et que j’ai la mienne dans les tripes. Je regrette simplement que l’Algérie soit très riche mais que sa population soit pauvre. Ce n’est pas juste, c’est pourquoi j’essaie d’y créer des richesses et d’apporter ma pierre à son édification.

Que pensez-vous d’un troisième mandat de Bouteflika ?
Je ne me suis jamais occupé de politique. J’ai toujours milité dans le secteur économique. Pour moi, peu importe qui sera le futur président de la République. Ce qui m’intéresse, c’est la bonne gouvernance du pays.

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