Côte d’Ivoire-Ghana : « l’Opep du cacao » doit-elle croire aux primes de Nestlé ?

La multinationale a présenté un nouveau système pour accroître les revenus des planteurs de cacao, lutter contre le travail des enfants et améliorer la traçabilité des fèves. Salué par Abidjan et Accra, le dispositif doit faire ses preuves sur le terrain.

Un homme se penche sur des petits cacaotiers au Ghana. © Mile 91/robert harding/ANDBZ/ABACA

ESTELLE-MAUSSION_2024

Publié le 1 février 2022 Lecture : 5 minutes.

Pépinières de la coopérative cacaoyère « Que Luz » , à Sao Tome. © Vincent Fournier/Jeune Afrique-REA
Issu du dossier

Café-cacao : quelles solutions pour augmenter la part des producteurs ?

Confrontés à une demande en produit fini en baisse, mais disposant d’une offre toujours abondante, les pays africains tentent de protéger les revenus de leurs producteurs de café et de cacao. Reste que la tentative du Ghana et du la Côte d’Ivoire de s’allier dans une Opep du cacao pour peser face aux négociants s’avère extrêmement compliquée.

Sommaire

Nestlé a-t-il trouvé la solution miracle pour améliorer les revenus des planteurs de cacao ivoiriens ? C’est la question qui se pose après la présentation, le 27 janvier, par la multinationale basée en Suisse d’un ambitieux système de primes. Ce dernier doit profiter à quelque 10 000 familles de cultivateurs cette année en Côte d’Ivoire, avant d’être étendu à partir de 2024 au Ghana.

Les deux pays africains assurent près de 70 % de la production mondiale de fèves, avec un volume d’environ 2 millions de tonnes par an pour Abidjan et d’un million de tonnes pour Accra. Nestlé a réalisé 84,3 milliards de francs suisses de chiffre d’affaires en 2020 (76,2 milliards d’euros au taux de change en vigueur lors de la publication des résultats annuels), dont 8,3 % via les ventes de confiserie (marques Nestlé, KitKat, Smarties, Aero…).

la suite après cette publicité

Présenté par le PDG du géant agroalimentaire, Mark Schneider, lors d’une conférence virtuelle à laquelle a pris part le Premier ministre ivoirien, Patrick Achi, le nouveau système est intégré à un plan plus global visant à « lutter contre les risques de travail des enfants » et à « atteindre une traçabilité intégrale du cacao ». Le recours à une main d’œuvre mineure et le manque de transparence de l’approvisionnement sont deux critiques récurrentes adressées aux chocolatiers.

Plus d’un milliard d’euros d’ici à 2030

Dans le détail, Nestlé a fixé quatre pratiques vertueuses qu’il veut encourager : la scolarisation des enfants, l’utilisation de techniques agricoles performantes (dont l’élagage), l’agroforesterie (dont la plantation d’arbres d’ombrage) et la diversification des cultures (combiner la production de cacao à celle de manioc et/ou à des activités d’élevage, d’aviculture, d’apiculture). Pour chacune d’entre elles, le groupe prévoit de verser 100 francs suisses (96 euros) par an aux paysans qui les adoptent avec un bonus de 100 francs en cas de mise en œuvre des quatre.

La prime de 500 francs représente une augmentation de près de 20 % du revenu annuel

La prime maximale, qui se monte donc à 500 francs suisses par an (482 euros), doit être versée pendant deux ans, avant d’être réduite de moitié les années suivantes. Ce qui représente un engagement total de « 1,3 milliard de francs suisses d’ici à 2030 » (1,25 milliard d’euros), soit le triple de « son investissement annuel actuel », souligne le groupe, avec l’objectif de toucher au total 160 000 familles.

« Les agriculteurs qui sont membres du Plan cacao de Nestlé [le plan développement durable du groupe lancé en 2009] ont un revenu annuel d’environ 3 000 francs suisses par an, ce qui est déjà plus élevé que le revenu moyen d’un cultivateur, situé autour de 2 000 francs », met en avant un porte-parole de Nestlé, sollicité par Jeune Afrique.

la suite après cette publicité

« La prime de 500 francs, qui représente une augmentation de près de 20 % du revenu annuel, constitue un accélérateur de changement », reprend-il, rappelant que cette enveloppe s’ajoute aux primes de certifications et au différentiel de revenu décent – ce bonus de 400 dollars par tonne a été mis en place depuis la campagne 2020-2021 sous la pression des autorités ivoiriennes et ghanéennes.

Le paiement mobile comme gage de transparence

Sur le papier, le plan de Nestlé coche beaucoup de cases. Présenté à grand renfort de communication, il adopte une approche globale et responsable et s’inscrit dans la droite ligne des efforts faits ces dernières années par les acteurs de la chaîne du cacao – chocolatiers, acheteurs et transformateurs de fèves, certificateurs et États – pour rééquilibrer le rapport en faveur des planteurs. Ces derniers ne touchent que 6 % des 100 milliards de dollars générés chaque année dans le monde par la vente de chocolat, selon l’organisation non gouvernementale (ONG) Public Eye.

Le projet entend créer un nouveau modèle agricole basé sur la diversification des revenus du producteur

la suite après cette publicité

Saluée par la Côte d’Ivoire et le Ghana, le projet du groupe suisse bénéficie aussi du soutien de plusieurs partenaires internationaux, dont le KIT Royal Tropical Institute, l’Initiative internationale sur le cacao, l’Initiative pour le commerce durable et l’ONG Rainforest Alliance. En outre, le système proposé a déjà été testé auprès de 1 000 producteurs ivoiriens en 2020.

« Les avis et suggestions des agriculteurs et coopératives agricoles, ainsi que la collecte et l’évaluation en continu de données par des tiers seront utilisés pour renseigner, réajuster et améliorer le programme au fur et à mesure qu’il sera étendu à d’autres communautés », précise Nestlé.

Un acteur du secteur a salué « les bonnes bases » du projet, qui « entend créer un nouveau modèle agricole basé sur la diversification des revenus du producteur, tant en ce qui concerne les sources de revenus que les cultures ». Il cite également comme point positif le recours au paiement mobile pour verser la prime, un gage de transparence.

La transaction financière se fera, via un transfert électronique opéré par téléphone, depuis le compte du fournisseur de Nestlé vers les fermiers et leurs épouses afin d’encourager, par la même occasion, l’autonomisation des femmes, détaille le porte-parole de la multinationale. Ainsi, « il est facile de vérifier et tracer tous les paiements depuis le fournisseur vers les bénéficiaires », insiste-t-il.

Un système toujours trop opaque

Reste que plusieurs acteurs de terrain sont beaucoup plus réservés sur l’impact réel du dispositif. Si au niveau du Conseil café-cacao, on salue toute initiative visant à améliorer le revenu des planteurs, on attend de voir les modalités concrètes de mise en œuvre. L’organisme rappelle que Nestlé n’achète pas directement les fèves aux cacaoculteurs mais se fournit auprès d’intermédiaires, dont les broyeurs. Ce qui rend la traçabilité des fèves comme du versement des primes plus compliquée.

Seul un paiement direct aux planteurs aurait une chance d’améliorer la transparence de la filière

« L’ensemble des primes et avantages consentis aux producteurs transitent aujourd’hui par les coopératives et les exportateurs. Or, les études menées sur ce système montrent qu’il donne lieu à d’importantes pertes de charge, de l’ordre de 70 % », pointe François Ruf, économiste du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) installé en Côte d’Ivoire et qui travaille avec une équipe d’une dizaine de chercheurs.

Pour lui, seul un paiement direct aux planteurs aurait une chance d’améliorer la transparence de la filière en mettant notamment la pression sur les coopératives pour clarifier leurs pratiques. Or, ce n’est pas la voie choisie par Nestlé qui, en confiant la mission du paiement à ses fournisseurs, prend le risque d’entretenir les pratiques opaques actuelles que les contrôles extérieurs ont bien du mal à combattre.

Quant à la traçabilité totale des fèves, elle demeure un défi. La demande de chocolat étant cyclique et concentrée sur la fin de l’année civile, elle astreint les coopératives à fournir sur une courte période un grand volume de fèves. Cette réalité les conduit bien souvent à recourir aux pisteurs (intermédiaires qui achètent les fèves bord de champs aux paysans et les revendent aux coopératives) pour répondre aux quotas imposés par les acheteurs, sans garantie sur l’origine de l’or brun. Une difficulté identifiée de longue date, mais sur laquelle les multinationales se gardent bien de se positionner.

L'éco du jour.

Chaque jour, recevez par e-mail l'essentiel de l'actualité économique.

Image

Dans le même dossier

[Analyse] Café : un impact encore faible des certifications